Techniques & Culture, 65-66, 256-259.
Réparer le monde. Excès, reste et innovation.
L’article analyse les processus par les lesquels les associations transforment des surplus abandonnés par leurs anciens propriétaires, des déchets-objets, en marchandises désirables pour les consommateurs et se concentre sur deux aspects : les formes de régulation des transactions et les mises en scènes qui permettent de présenter les restes comme des marchandises.
Les organisations à but non lucratif qui récupèrent et requalifient de vieux objets représentent l’un des maillons du vaste marché de l’occasion. Mais ces organisations ne sont pas des commerces comme les autres : elles sont les relais des politiques publiques d’incitation à la réduction des déchets qu’elles ont parfois contribué à élaborer et dont elles tirent une partie significative de leur financement. À l’occasion d’un terrain sur la récupération mené entre 2011 et 2013, je me suis intéressée à ce que deviennent les objets donnés par leurs propriétaires à des organisations à but non lucratif en France, en Allemagne et aux États-Unis. Cette recherche s’appuie sur une enquête exploratoire dans une vingtaine d’organisations en France – magasins Emmaüs, ressourceries et associations non affiliées – et sur une enquête approfondie dans trois organisations qui récupèrent des matériaux pour le secteur culturel et artistique – la Réserve des Arts à Paris, Kunst-Stoffe à Berlin et Materials for the Arts (MFTA) à New York qui inspira les deux premières. Comment font ces organisations pour transformer les excédents de la société de consommation – restes sans valeur et sans usage – en objets valorisables et valorisés ?
Leur activité se structure autour d’une série de deux transactions articulées par un travail de séparation puis de rangement et de mise en scène des objets signalant une transformation de leur statut. Le premier transfert, faiblement encadré, permet de « détourner des objets du flux des déchets » afin de les capter au profit de l’organisation tout en maintenant le flou sur ce qui circule, ni vraiment déchets, ni vraiment objets de valeur. Puis, les travailleurs des organisations trient, mettent en ordre et réenchantent les objets-déchets dans une mise en scène qui présente les objets comme des marchandises – c’est-à-dire des objets de valeur – et leur échange comme un échange marchand. Les dispositifs scéniques variés sont « bricolés » à partir d’éléments disponibles dans les mondes du commerce environnants. La touche finale de la mise en valeur réside dans l’élaboration du cadre matériel et rituel de l’échange permettant l’acquisition des objets par un nouveau propriétaire qui doit systématiquement s’acquitter d’une contrepartie.
Les règles qui régissent son versement ne laissent planer aucun doute sur la nature de ce qui circule : il s’agit d’objets de valeur. Mais ces organisations veillent aussi attentivement à se démarquer du répertoire du commerce pour manifester leur singularité d’organisations à but non lucratif dotées d’une mission : transformer le regard porté par les sujets sur les objets et développer des pratiques en rupture avec le cycle consommation-destruction. Elles conçoivent leur activité comme une impulsion nécessaire à un moment critique de la trajectoire des objets et combinent les éléments de mise en scène et les règles de l’échange pour situer leur activité à l’interface entre le commerce et le don afin d’inciter l’acquéreur à continuer de tisser le fil du travail initié par l’organisation.
Ces combinaisons hybrides devraient permettre d’articuler des registres a priori contradictoires et de modifier les agencements ordinaires des échanges et des rapports sociaux qui se créent à cette occasion. L’analyse des configurations adoptées par Materials for the arts, la Réserve des Arts et Kunst-Stoffe montre que les choix de mise en scène et de régulation des transactions sont très différents et leurs effets sur les rapports sociaux contrastés. Chez MFTA, les matériaux sont gratuits, mais les bénéficiaires – écoles publiques, associations culturelles et artistiques – doivent écrire une lettre de remerciement au donneur. La mise en scène marchande inspirée de grande distribution et la rhétorique artistique masquent la réitération de rapports sociaux fortement inégalitaires sur fond d’éducation morale des pauvres. À la Réserve des Arts, où l’échange est marchand à l’entrée comme à la sortie des objets, le jeu sur la réputation des fournisseurs – secteur du luxe – et des acquéreurs – artistes professionnels – lie les uns aux autres dans un processus de valorisation mutuelle qui réaffirme leur sentiment d’appartenance à un même groupe privilégié. Ces deux organisations ne bouleversent pas l’ordre habituel des rapports sociaux, bien au contraire. Elles sont bien intégrées à la fois au monde capitaliste dont elles exploitent les surplus comme à celui des administrations qui mettent en œuvre les politiques publiques et leur assurent une part essentielle de leur financement. Kunst-Stoffe, en revanche, initiée et développée par des « voyageurs itinérants » qui ont une longue expérience de la débrouille et du bricolage comme pratiques de résistance à la consommation de masse et à l’aliénation, mobilise les possibilités offertes par l’ambivalence des restes et invente une forme d’échange qui cultive le flottement entre deux mondes. Cette inscription dans le transitoire et l’incertain s’accompagne d’une grande précarité, matérielle et financière, de l’association comme de ses travailleurs, qui stimule en retour leur sensibilité pour les potentialités des rebuts, les rencontres et les collaborations qu’ils suscitent.
Corteel D. (2016), Requalifier les restes : mises en scène et transactions ou comment remettre en circulation les excédents de la société de consommation dans les organisations à but non lucratif ?, Techniques et Culture, « Réparer le monde : Restes, excès et innovation », 65-66, 256-259.
Note de l’éditeur
Retrouver l’article complet sur revues.org, Techniques&Culture 65-66 « Réparer le monde. Excès, reste et innovation » : http://tc.revues.org/8012.
Delphine Corteel est anthropologue, maître de conférences à l’université de Reims et chercheure à l’IDHES (CNRS/ENS Cachan), Delphine Corteel s’intéresse aux pratiques de récupération, à celles et ceux qui s’y livrent et aux conditions dans lesquelles ils exercent ce travail aux abords des déchets. Elle a coordonné le projet ODORR, financé par l’ADEME dans le cadre du programme Déchets et sociétés, qui a donné lieu à cette recherche. Elle a notamment publié, en collaboration avec Stéphane Le Lay, Les travailleurs des déchets, Erès, 2011.