Cormelles-le- Royal, Editions EMS
Décrire une expérience de consommation
Gilles Marion
EMLYON Business School
marion@em-lyon.com
Octobre 2015
À paraître en 2016 dans :
Le consommateur coproducteur de valeur. L’axiologie de la consommation
Editions EMS Management et Société, Collection Versus.
Résumé
La notion d’expérience dans l’étude de la consommation conduit à aller au delà et en deçà du face-à-face entre l’acheteur et l’offre. Il s’agit de décrire l’expérience vécue lors d’une pratique de consommation et non seulement de mettre au jour un processus d’achat. Une expérience de consommation est le vécu d’une interaction entre une personne et un objet (produit, service, information, espace ou ambiance) dans une situation spécifique. On décrit, ici, son intensité, sa temporalité et la pluralité de ses dimensions. Lorsqu’on rend compte de ce vécu, il est très difficile de séparer le sujet qui fait l’expérience et l’objet expériencé. C’est que la valeur d’un objet n’existe pas en soi. Le lieu de sa valeur c’est l’interaction entre un sujet et un objet, un processus et non une substance.
Introduction
L’apparition de la notion d’expérience dans l’étude de la consommation est très salutaire. Elle conduit à aller au delà et en deçà du face-à-face entre l’acheteur et l’offre. Il s’agit de décrire l’expérience vécue lors d’une pratique de consommation et non seulement de mettre au jour la délibération et l’éventuel calcul impliqués par l’acquisition d’une offre. Le développement de la consommation collaborative (Botsman & Rogers, 2010) souligne amplement qu’il n’est pas nécessaire de posséder un objet pour en faire usage. Plusieurs courants de recherche se sont emparés de cette notion. Chacun propose sa propre interprétation de ce phénomène. Mais, à bien y regarder, tous partagent l’idée que la relation sujet/objet est fondamentalement une interaction et tous dépassent, voire rejettent, la notion simpliste de besoin, pierre angulaire du marketing standard.
Quatre perspectives
Initialement développée dans le champ du marketing (Holbrook & Hirschman, 1982), la notion d’expérience de consommation a été récupérée par les nombreuses disciplines : depuis la psychologie sociale jusqu’au design, en passant par l’ergonomie de l’interaction homme/machine. Quatre courants de recherche principaux sont repérables sans qu’une théorie générale soit repérable.
– Le marketing expérientiel, principalement préoccupé par la structuration et la gestion des expériences programmées (théâtralisées, mises en scène) par les marketers (Pine & Gilmore, 1999 ; Schmitt, 2010) avec un accent particulier sur les expériences de magasinage (Antéblian et al., 2013). Pour Pine et Gilmore il s’agit là rien moins qu’une nouvelle étape historique des conditions de la consommation.
– La CCT pour Cultural Consumption Theory (Arnould & Thompson, 2005 ; Özçaglar-Toulouse & Cova, 2010), qui privilégie plutôt le point de vue des consommateurs et met l’accent sur la coproduction des expériences et l’activité interprétative des consommateurs.
– Le courant des “achats expérientiels” (Van Boven & Gilovich, 2003 ; Nicolao et al., 2009 ; Gilovich et al., 2015), privilégie aussi le point de vue des consommateurs et met l’accent sur le bien être résultant du partage d’une expérience et sa contribution à l’identité des personnes. Fondée sur une distinction assez floue (material versus experiential purchase) ce courant de recherche permet cependant de caractériser les satisfactions résultant d’un achat selon la manière dont il est cadré. Le cadrage “matériel” désigne un achat effectué dans la perspective de posséder un objet (bijou, vêtement). Le cadrage “expérientiel” désigne un achat effectué dans la perspective de vivre une expérience (séjour de vacances, concert, film). La distinction demeure floue parce que certains objets (livre, coffret de CD ou téléviseur) peuvent être cadrés dans l’une ou l’autre perspective. En fait, on sait que les objets ne peuvent être distingués convenablement de manière substantielle. Tout objet matériel doté d’une valeur d’usage implique une expérience et toute expérience (même une simple ballade dans un parc) implique la présence de dispositifs matériels. Ce qui importe c’est la relation qu’ils peuvent susciter.
– Les tenants de l’utilisabilité, néologisme forgé à partir de l’anglais utilisability pour désigner les trois composantes traditionnelles de la qualité ergonomique d’un produit : efficacité, efficience et satisfaction. Cette notion est désormais englobée dans le cadre intégrateur de l’“expérience utilisateur” principalement préoccupé par la conception des expériences créées et façonnées par la technologie qui s’efforce surtout de construire des outils d’évaluation[1] (Hassenzahl, 2014).
Holbrook & Hirschman furent les premiers à souligner les multiples facettes de la consommation négligées par l’approche fondée sur le traitement de l’information (Bettman, 1979, 1998) : fantasmes ou rêves éveillés (fantasies, daydreams), sentiments (feelings), réactions sensorielles (multi-sensory), émotionnelles (emotive) et le plaisir (fun). Ce nouveau regard suggérait une perspective complémentaire aux approches antérieures. Toutefois, Holbrook & Hirschman n’ont proposé ni un modèle rigoureux intégrant ce qu’ils ont puisé dans la psychanalyse, les sciences cognitives ou les données neurophysiologiques de la biologie, ni une définition de ce qu’il faut entendre par expérience. C’est pourquoi on se contentera d’une définition très provisoire : une expérience de consommation est le vécu d’une interaction entre une personne et un objet (produit, service, information, espace ou ambiance) dans une situation spécifique. Est ainsi défini avoir une expérience et non avoir de l’expérience, ni non plus faire une expérience scientifique (i.e. provoquer un phénomène dans l’intention de l’étudier), bien que ces trois acceptions soient amplement liées. Il est possible de décrire l’intensité, la temporalité et la pluralité des dimensions d’un tel processus.
L’intensité d’une expérience
Il paraît difficile de mettre dans le même sac l’expérience quotidienne d’un transport en commun et celle d’un voyage mémorable à l’autre bout de la planète. Pour repérer la diversité des expériences, l’axe ordinaire versus extraordinaire (Bhattacharjee & Mogilner, 2014), permet de mettre en évidence un continuum de situations depuis la routine jusqu’à l’immersion dans un univers expérientiel, en passant par les petites joies et soucis de la vie quotidienne.
Dans la routine, le train-train quotidien de la consommation, règne l’habitude et la répétition. Grâce au découpage immuable du temps et à la standardisation des activités, une routine construit une situation sans surprise et sécurisante. Ce degré zéro de l’expérience s’oppose aux situations exceptionnelles et inattendues qui s’accompagnent ou non d’une grande félicité, d’intenses activités et souvent d’incertitude. Entre les deux, et en rupture avec la routine, se trouvent les petites joies de la découverte d’une nouvelle saveur, d’une nouvelle boutique ou du dernier épisode d’une série télévisée. Des expériences facilement accessibles et reproductibles qui résultent principalement de la recherche de variété. Se trouvent aussi les tracasseries et les contrariétés associées, par exemple, à l’endommagement d’un objet (hors-service, en panne, cassé, etc.) ou sa disparition (égaré, perdu, volé, etc.), et tous les événements que l’on considère comme des incidents de parcours.
Loin de décrire la diversité des expériences, les spécialistes du marketing expérientiel ont focalisé leur attention sur les expériences paroxystiques (peak experiences) et les situations d’immersion dans un contexte thématisé, enclavé et sécurisé (Magasin amiral, flagship store, EuroDisney ou concert). Soucieux de fournir des prescriptions managériales, ils se sont notamment emparés des travaux de Csikzentmihalyi (1997), à propos de l’expérience dite de flux (flow), ce moment exceptionnel où les sensations, les pensées et les souhaits seraient en total harmonie. Cette théorie repose sur l’idée qu’une expérience est optimale lorsque l’individu fonctionne au maximum de ses capacités et connaît un état de bien-être qualifié d’extatique. L’implication dans l’activité est telle qu’il en oublie le temps, la fatigue et tout ce qui l’entoure, sauf l’activité elle-même.
Le privilège accordé à ces expériences extraordinaires résulte probablement d’une focalisation sur un groupe socioculturel particulier. Trois hypothèses, non exclusives les unes des autres, l’indiquent. Carù & Cova (2003), soutiennent qu’il s’agit là de l’obsession typique de l’idéologie nord-américaine en faveur des expériences extraordinaires. Bhattacharjee & Mogilner (2014), montrent que la préférence pour les expériences extraordinaires est plutôt le fait des jeunes gens tandis que les gens plus âgés savourent volontiers les expériences ordinaires. Enfin, l’écrasante majorité des recherches étant effectuée auprès de ces échantillons facilement accessibles que sont les étudiants, il s’ensuit que c’est la population bien éduquée des sociétés occidentales et démocratiques qui se trouve ainsi principalement représentée.
La temporalité d’une expérience
Une expérience non routinière peut se déployer en amont, pendant et en aval de l’acte d’achat (Arnould et al., 2002, Carù & Cova, 2006). D’abord, dans une phase d’anticipation, le sujet, prépare, éventuellement planifie, sa future pratique, en interaction avec son propre imaginaire (rêves, fantasmes, projets, voire calcul), et avec toutes les informations qu’il rassemble. Puis, lors de l’achat, il vit l’expérience d’une transaction marchande. Puis encore, lors de sa consommation ou de son utilisation, il vit l’expérience de la réalisation de son programme d’actions. Enfin, il vit l’expérience (euphorique, critique ou nostalgique), de la comparaison entre le résultat obtenu et ses attentes, qui se trouveront alors confirmées ou non. Ainsi, en examinent les modalités de l’appropriation d’un café, d’un dessert et de diverses recettes, Brunel et al. (2013) montrent la grande diversité des opérations d’appropriation (imaginaires et pragmatiques) d’un produit alimentaire.
La temporalité est la dimension du cadre de l’expérience de consommation la plus difficile à étudier. Probablement parce que, à la différence de l’espace, le temps s’écoule et qu’un flux ne peut être aisément délimité. D’où les difficultés pour définir, observer et repérer les régimes de temporalités esquissés par l’opposition temps contraint versus temps libre, ou temps pour soi versus temps social (ou pour autrui). L’accélération des rythmes de vie, la raréfaction des temps morts, la réalisation simultanée de plusieurs tâches, la valorisation de la vitesse (Internet, TGV, clips ou musique techno), et l’obsolescence de plus en plus rapide des expériences et des attentes semblent caractériser notre modernité (Rosa, 2010).
Comment, dans ces conditions, faire des observations et des mesures ? S’agit-il de mettre en évidence les dimensions et l’intensité d’une expérience lorsqu’elle est anticipée, lorsqu’elle est vécue ou lors de sa réminiscence ? S’agit-il d’accéder à ces composantes au moment même où l’expérience se déploie ou, rétrospectivement, en faisant appel à la mémoire ? On sait que le recours aux souvenirs introduit de nombreux biais.
De ce point de vue, l’expérience des situations passagères (concert, visite d’un musée, film), est bien différente de l’expérience récurrente d’un objet (ustensile de cuisine, chaussure, automobile). Van Boven & Gilovich suggèrent que la satisfaction procurée par les premières s’accroît avec le temps parce que les personnes ont tendance à enjoliver le passé. En revanche, l’expérience d’un objet matériel tendrait à décroître au fil du temps. Par exemple, l’usage d’une voiture ou d’un ordinateur vieillissants peut, progressivement, devenir moins une source de plaisir qu’une suite de tracas. Cette observation fournit une hypothèse pour interpréter ce qui semble être une tendance de la consommation : le découplage entre l’usage et la possession[2]. Plus largement, le développement de la consommation collaborative prend appui sur l’idée que si toute possession implique une expérience, toute expérience n’implique pas une possession.
Les dimensions d’une expérience et la diversité des satisfactions
“Faire l’expérience de” (ou “expériencer” si on accepte ce néologisme), veut dire non constater froidement une chose qui se passe en dehors de soi, mais éprouver ses qualités. C’est un tout qui conjoint la perception des qualités de l’objet (instrumentales ou non), les réactions du sujet (physiologiques, affectives et cognitive) et ses conséquences évaluatives et comportementales. Une expérience n’est donc pas d’emblée cognitive. C’est lorsque le sujet cherche à lui donner une signification, c’est-à-dire lorsqu’il la met en relation avec d’autres expériences au cours d’une enquête “à la Dewey” (cf. infra) qu’elle devient cognitive.
En bon français, il est donc convenable de parler d’une expérience sensible, corporelle, émotionnelle, sociale, culturelle, spirituelle, etc. Ce sont là autant de modalités du vécu d’une expérience. Il est donc impropre d’opposer expérientiel à utilitaire ou expérientiel à pragmatique, puisqu’une expérience peut être pragmatique et hédonique. Il est aussi réducteur de limiter l’analyse aux expériences gratifiantes. Une expérience peut être positive ou négative, bonne ou mauvaise, plaisante ou déplaisante, intéressante ou inintéressante, utile ou inutile, mémorable ou à oublier au plus vite.
Si une expérience positive est évaluée en raison du plaisir et du bonheur qu’elle apporte, reste à définir ce qu’il faut entendre par là. L’idée que l’individu cherche en permanence les plaisirs tout en réduisant les peines est l’axiome central de l’utilitarisme classique, selon Bentham (1780)[3]. Ainsi, toutes les expériences vécues peuvent se répartir sur une dimension opposant le plaisir au déplaisir, c’est-à-dire l’axe de l’hédonisme. Dès lors, les différents épisodes de la vie impliqueraient une quête permanente : faire fréquemment l’expérience de situations plaisantes et le moins fréquemment possible d’expériences déplaisantes. C’est ce qui conduirait à l’élévation du bien-être et du bonheur.
Au lieu d’examiner les préférences révélées par l’action des individus, les économistes du bonheur (Senik, 2014) s’efforcent d’analyser des données subjectives, i.e. les opinions des individus et notamment leurs jugements de satisfaction. La notion de bien-être subjectif (subjective well-being) repose sur une auto-évaluation des conditions de vie des personnes. On demande directement aux enquêtés de se situer sur une échelle de satisfaction avec une question du type : « Sur une échelle de 0 (pas du tout satisfait) à 10 (très satisfait) indiquez votre satisfaction concernant la vie que vous menez actuellement » ou encore « Sur une échelle de 1 à 10, sur quel échelon vous situez-vous en matière de bonheur ? » Les réponses sont alors interprétées comme une bonne approximation du bien-être de l’individu, de son bonheur. Cette évaluation subjective porte sur la satisfaction dans la vie en général. Mais on peut utiliser une telle échelle pour mettre au jour une évaluation des grands domaines de la vie : travail, loisirs, logement, relations avec les proches, amis et voisins.
On se trouve alors confronté à une diversité des satisfactions ressenties selon qu’elles concernent une facette de l’existence ou la vie dans son ensemble. Si on croise cette opposition (une facette versus l’ensemble de la vie) avec la temporalité des expériences (passagères ou durables), on dispose d’un tableau permettant de mettre en évidence quatre grands types de satisfaction.
La diversité des satisfactions
Le plaisir des petites joies (un verre de vin, un livre, une chanson) est une satisfaction passagère qui concerne une fraction de l’existence. C’est le domaine de l’hédonisme quotidien. En revanche, une expérience paroxystique (peak experience), un saut à l’élastique par exemple, concerne de manière passagère l’ensemble de l’existence d’une personne. D’un autre côté, certaines satisfactions résultent d’une expérience beaucoup plus durable. Celles, notamment, qui concernent une facette importante de l’existence telle que la vie de couple ou le travail. Finalement, celles qui concernent l’ensemble de l’existence de manière durable c’est ce que Ricœur, (1990)[4] appelle la recherche de la “vie bonne”, la vie réussie : choisir une vocation, poursuivre un idéal, faire ce en quoi on croit, s’accomplir, se réaliser… Bref, rechercher un sens pour sa vie et le bonheur véritable.
On trouve une distinction comparable chez Waterman (1993) qui, en prenant appui sur Aristote[5], oppose deux formes de bonheur : l’hédonisme versus l’eudémonisme. L’hédonisme vise le plaisir individuel et immédiat, c’est la recherche de l’amusement, du confort ou de la relaxation. L’eudémonisme vise la réalisation de soi et le sens d’une vie accomplie, c’est la recherche de la “vie bonne”. L’une et l’autre forme contribuent au bien-être subjectif des personnes mais empruntent des chemins différents et il apparaît que la satisfaction des plaisirs immédiats peut échouer à procurer le bonheur.
La “vie bonne” renvoie aussi à la distinction de MacIntyre (1997), entre les biens externes et les biens internes à une pratique. Les premiers (richesse, gloire ou prestige) peuvent être obtenus au travers de multiples moyens. Ils reposent sur des motivations extrinsèques. Les seconds (habileté, virtuosité, excellence) sont inhérents à une pratique, ils ne peuvent être obtenus que par un engagement dans cette pratique. Ils reposent sur des motivations intrinsèques à celle-ci. C’est ce qui permet, selon Ricœur (1990, 207), de « qualifier bons un médecin, un architecte, un peintre ou un joueur d’échec », et c’est ce qui soutient l’estime de soi en donnant du sens aux décisions les plus marquantes de l’existence. Un tel tableau permet de qualifier un peu mieux ce qu’on peut entendre par satisfaction et clarifie plus précisément la place de l’hédonisme dans les acceptions du bonheur.
La place de l’enquête
La formation d’un jugement de valeur, à partir et à propos d’une expérience, repose sur ce que Dewey (1939) appelle une enquête. L’enquête vise à élucider la signification d’une appréciation immédiate. Il s’agit de mettre en mots l’expérience des goûts ou des dégoûts, soit pour soi-même (le discours intérieur), soit vis-à-vis d’autrui (familles, amis, voisins, vendeur ou enquêteur). Cette activité n’implique pas nécessairement une réflexion approfondie sur le vécu d’une expérience, ni une délibération ou des calculs. Dans le cas d’une routine, un achat à l’identique par exemple, l’enquête conduira tout simplement à la reconnaissance d’un objet familier et, dès lors, conduira à puiser dans l’expérience acquise afin de mettre en œuvre la routine adéquate. L’enquête peut aussi se manifester par une brève attention qui, un instant, introduit un décalage entre celui ou celle qui goûte (ou est dégoûté), et celui ou celle qui examine ce que “ça” fait. Elle peut aussi nourrir une conversation, une discussion, voire un débat, sur la qualité et le prix. L’ampleur d’une telle activité variera donc selon que les objets sont plus ou moins controversés (vin, livre, spectacle, engagement politique ou pratique religieuse), et selon que les situations sont plus ou moins publiques. Ce peut être un débat intérieur sur le rapport qualité/prix des produits présentés dans une vitrine, un échange d’opinion avec des proches ou des convives, le jugement critique de ceux qui sont considérés comme des experts ou un avis exigé par une enquête de satisfaction ou un test. Il s’ensuit que les justifications de ces jugements seront plus ou moins élaborées.
Soumise à une enquête, une expérience personnelle devient un récit sur des actions, des événements, des décisions, voire des disputes. Une personne est sans cesse exposée à des conversations ordinaires qui empruntent des catégories et des raisonnements aux débats publics (à la télévision, sur Internet ou dans la presse), et aux discours médiatiques qui véhiculent des jugements d’experts, des analyses scientifiques, des revendications militantes et des décisions judiciaires. Toute expérience personnelle est ainsi projetée dans un champ d’expériences publiques dans lequel, bon gré mal gré, chaque personne s’efforce de prendre place.
C’est pourquoi les conversations ordinaires sont tramées de catégories et de raisonnements empruntés à la sphère publique, ajustés et appropriés à la situation, voire détournés pour être plus opératoires. Plus la situation est problématique, plus l’expérience personnelle est soumise à des argumentations et des réorganisations provenant des débats publics : des situations sont érigées comme exemplaires, l’autorité de certains porte-parole est reconnue, des responsabilités sont attribuées à tel ou tel acteur, etc. Bref, l’expérience personnelle est configurée par l’expérience publique.
Ne pas séparer le sensible et l’intelligible
Pour analyser l’usage d’un dispositif matériel ou sémiotique[6], la tentation est grande d’examiner séparément ce qui lui est imputable et ce qui revient à l’utilisateur afin, surtout, de formuler de multiples hypothèses sur les états et processus internes du sujet : activités physiologiques, attitudes, aptitudes, savoirs, ignorances ou schèmes d’utilisation. Du côté de l’objet on rangera ses qualités instrumentales (simplicité, fiabilité, lisibilité, compatibilité, etc.), et non instrumentales (apparence, beauté, statut, signature, etc.). Les premières étant liées à l’atteinte d’un but extrinsèque et pragmatique (faire, réaliser, accomplir une tâche), les secondes étant liées à l’atteinte de buts intrinsèques et le plus souvent hédonique (se divertir, se souvenir, être stimulé ou partager).
Du côté du sujet, de multiples approches psychologiques s’efforceront d’isoler telle ou telle modalité de la relation à ce dispositif : physiologique (réactions corporelles, sensations visuelle, tactile, gustative, olfactive et auditives, tendances à l’action), affective (plaisir, amusement, frustration, irritation, fierté, etc.)[7], cognitive (représentations mentales, évaluation cognitive) et sociale (partage d’expérience en famille, entre amis ou équipiers). Mais la définition et l’articulation de ces états et processus demeurent largement controversées[8]. Les chercheurs repèrent en effet de multiples interactions entre les représentations mentales, les affects et les activités corporelles. Par exemple, les réactions de certains spectateurs (lors d’un film ou un concert), indiquent que les représentations mentales induisent des affects et des réactions corporelles tandis, qu’inversement, les émotions orientent et influencent les cognitions. De même, la mise en conditions du corps par certains exercices (le rire, par exemple) peut induire des affects et des représentations. Il est donc difficile de soutenir telle ou telle relation causale et linéaire entre ces états. Il semble plutôt que la transformation de l’état corporel, cognitif et affectif d’un sujet lors de son interaction avec un objet soit un enchevêtrement de ces processus et qu’il est illusoire de tenter d’isoler tel ou tel état.
Au total, au travers d’une grille d’analyse qui sépare le sujet et l’objet on apprend peut être beaucoup sur le psychisme des personnes, mais on reste sur sa faim quant à l’appropriation d’un objet matériel ou d’un espace marchand. En fait tout objet renvoie à un sujet « d’où résulte la non-séparation entre le sensible et l’intelligible, ainsi que la possibilité corrélative de découvrir l’un dans l’autre. » (Dagognet, 1989, 19).
Conclusions
Lorsqu’on rend compte du vécu d’une expérience, il est très difficile de séparer le sujet qui fait l’expérience et l’objet expériencé. Quelle que soit la perspective retenue, une expérience est d’abord le vécu d’une interaction entre un sujet et un objet. En revanche, l’enquête du sujet permet une mise en ordre de son expérience. Porter une attention, même minime, aux premières différences suscitées par l’appréciation immédiate, lui permet de distinguer, autant que faire se peut, ce qui tient à la description et aux qualités de l’objet (les critères de son évaluation), et ce qui tient aux actions et réactions du sujet (l’interprétation de ses sensations et états internes et, notamment, ses émotions). Certes, il est plus difficile de mettre en mot la beauté ou la séduction d’un objet, plutôt que ses qualités instrumentales ou sa valeur monétaire ; et il est difficile de verbaliser des sensations ou des émotions. Mais il demeure que la valeur d’un objet n’existe pas en soi. Le lieu de sa valeur c’est l’interaction entre un sujet et un objet, un processus et non une substance. Pour le dire en termes philosophiques, toute conscience est conscience d’objet et conscience de soi[9]. Dans cette relation, l’objet n’existe que par la médiation d’un sujet et le sujet n’existe que par la médiation d’un objet.
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[1] Un site Web recense et présente plus de 80 outils d’évaluation : http://www.allaboutux.org/search
[2] Une piste complémentaire, au-delà des considérations liées à la pression sur le pouvoir d’achat, pour interpréter la tendance contemporaine qui voit se développer la location, la seconde main, l’échange ou le partage d’articles de luxe (Xerfi, 2014), alors que ceux-ci sont traditionnellement considérés comme emblématique des possessions.
[3] « Nature has placed mankind under the governance of two sovereign masters, pain and pleasure. It is for them alone to point out what we ought to do, as well as to determine what we shall do. » Chap. I., « La nature a placé l’humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains, la douleur et le plaisir. C’est à eux seuls d’indiquer ce que nous devons faire, aussi bien que de déterminer ce que nous ferons. » (Notre traduction).
[4] Ricœur (1990, 202) appelle “visée éthique” « la visée de la “vie bonne” avec et pour autrui dans des institutions justes ».
[5] Il se fonde sur Aristote qui énonce que le bonheur (eudaimonia) est non seulement lié à des plaisirs (hedonia) isolés mais surtout à un état permanent « car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour : et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seule journée, ni d’un bref espace de temps. » (Aristote, 2007, I.6. 1098a 18-20). La problématique du temps joue un rôle essentiel. Contrairement à la volatilité des biens extérieurs, les activités vertueuses seules, en ce qu’elles ont de la stabilité, apportent le bonheur.
[6] Les dispositifs sémiotiques sont ceux qui concernent la saisie et la production de la signification.
[7] Confronté à l’extrême diversité du champ sémantique des émotions Scherer (2005), propose un inventaire des émotions de base (joie, amusement, admiration, colère, peur tristesse, etc.), chacune considérée comme une grande famille d’émotions similaires mais d’intensité variable. Par exemple “colère” englobe irritation, contrariété, exaspération et indignation. Cet ensemble est organisé dans ce que Scherer appelle la “roue des émotions”. Plusieurs schématisations de ce type sont disponibles chez divers auteurs.
[8] Comme le montrent les fameux débats relatifs aux relations entre cognitions et émotions : James-Lange vs Cannon puis, plus récemment, Zajonc vs Lazarus. On trouve dans Channouf & Rouan (2004), Deonna & Teroni (2008) et Robert-Demontrond & Bouillé (2014), un résumé de ces diverses thèses.
[9] En suivant Husserl et Sartre, pour qui « toute conscience est conscience de quelque chose », cf. Robert-Demontrond & Bouillé (2014, 137).