Compte rendu de Jean-Philippe Nau – Qu’est-ce que le digital labor ?, Cardon Dominique et Casilli Antonio

Qu’est-ce que le digital labor?,

Cardon Dominique et Casilli Antonio. INA, Paris, 2015, 104 pp.

 

Comment comprendre le rôle des consommateurs-producteurs sur internet à l’heure où cette figure se démocratise autant par le développement de l’économie collaborative que par les GAFA ? Deux sociologues spécialistes de la participation sur internet confrontent leurs perspectives dans un petit ouvrage d’une centaine de page.

Après une rapide introduction de Louise Merzeau, l’ouvrage est construit autour de deux parties centrales dans lesquelles Antonio Casilli, MCF en humanités digitales à Télécom Paristech et à l’EHESS, puis Dominique Cardon, professeur associé en sociologie au Médialab de Science Po, présentent leurs réflexions contrastées sur le digital labor.

Intitulée « Digital Labor : travail, technologies et conflictualités », la partie d’Antonio Casilli propose une perspective critique et un effort de définition du concept. L’auteur commence par situer son questionnement au sein de sa trajectoire intellectuelle. Formé en économie en Italie, il évolue ensuite dans un milieu post-opéraïste pour lequel la question du travail est centrale. Il rejoindra ensuite la France où il s’intéressera notamment aux sociabilités en ligne et à des comportements d’internautes jugés comme problématiques (trolls, fakes, vandales de Wikipedia..). S’interrogeant sur ces comportements déviants, il proposera de les lire comme des formes de réactions conflictuelles d’usagers vis-à-vis de la participation. Une conflictualité qui prend d’autant plus sens si cette participation est considérée comme un travail.

L’auteur propose alors une première définition du digital labor comme un ensemble d’activités « productrices de valeur, faisant l’objet d’un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance. Nous appelons digital labor la réduction de nos liaisons numériques à un moment du rapport de production, la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques. » (p. 12-13). Un grand nombre d’activités en ligne recoupent alors cette définition en répondant aux trois conditions : de production de valeur, de cadrage de la participation et de mesure. L’approche de la participation comme un digital labor propose alors une perspective à contre-courant des représentations optimistes de l’internet et des plate-formes comme espaces d’émancipation, de partage et de générosité peuplés de figures héroïques (amateurs, passionnés, fans, hackers). Appréhender l’activité en ligne comme un digital labor se veut une perspective qui « refuse de faire l’impasse sur les phénomènes de captation de la valeur par le capitalisme des plateformes numériques, sur les dynamiques de récupération marchande des flux de générosité par les entreprises du web […ni sur] une forme de paupérisation de toute une catégorie de producteurs de contenus multimédia » (p. 15). Les internautes apparaissent alors comme des travailleurs qui s’ignorent. Le digital labor repose donc sur la capacité à extraire de la valeur d’activités qui demandent une très faible implication et de très faibles compétences (eg. un like , un click…).

Cette expression recouvre cependant également d’autres dispositifs dans lesquels les utilisateurs sont conscients de travailler puisqu’ils effectuent des tâches contre rémunération. Tel est le cas des plateformes telles que Amazon Mechanical Turk (AMturk) au travers desquels des humains réalisent des micro-tâches que ne peuvent pas réaliser les algorithmes. Bien que pouvant apparaître proche du modèle du crowdsourcing, cette organisation du travail en ligne se distingue quant au morcellement de l’activité. Le crowdsourcing repose généralement sur le modèle du « marché public » où une réponse est retenue parmi une foule de participants qui a proposé des solutions complètes. Les modèles du type AMturk sont eux plus proches du travail en miettes de Friedmann (1956) dans lequel le morcellement du travail permet d’aboutir à des tâches ne nécessitant pas de savoir-faire spécifiques. La prise en compte de ce type de plateformes conduit Casilli à affiner sa définition du digital labor comme « une contribution à faible intensité et à faible expertise mise à profit via des algorithmes et des fouilles de données » (p. 21). Il souligne également la nécessité de remettre au cœur de la réflexion les éléments tangibles, les contraintes matérielles et l’impact de ce mode de travail sur les conditions de vie.

L’auteur discute ensuite des frontières avec d’autres concepts comme l’audience labor dont il fait un cas particulier de digital labor. Les réseaux sociaux numériques se présentent comme des marchés bifaces où les utilisateurs sont à la fois des travailleurs et des marchandises. D’autres concepts comme weisure (Dalton, 2009), playbour (Kucklich, 2995) ou prosumer (Beaudouin, 2011) émergent autour du constat d’une frontière floue entre travail et loisir/consommation. Cette frontière brouillée n’est cependant pas spécifique à internet comme le rappel l’auteur en mobilisant Dujarier (2008).

Casilli parvient à un troisième niveau de définition en positionnant le digital labor comme le développement logique du capitalisme cognitif (Moulier Boutang, 2007) : « le digital labor est un travail éminemment cognitif qui se manifeste à travers une activité informelle capturée et appropriée dans un contexte marchand en s’appuyant sur des tâches médiatisées par des dispositifs numériques » (p 31). Situer le digital labor dans cette perspective critique conduit à un questionnement quant à l’exploitation et l’aliénation. L’auteur propose que le digital labor soit caractérisé par une situation de forte exploitation et de faible aliénation car il permet une création de valeur importante sans qu’il « n’oblitère […] la vie et le tissu social dans lesquels il est installé » (p 33), contrairement à la condition du travailleur de la première révolution industrielle.

L’auteur conclut sa partie en constatant que parallèlement au développement du digital labor, de nouvelles conflictualités sont apparues sous la forme de regroupement de turkers ou encore de class actions d’utilisateurs de Facebook et de Google. Différentes propositions sont ensuite faites pour rémunérer le digital labor depuis de micro-royalties pour le recours à un contenu créé par un utilisateur, jusqu’à un revenu de base pour les digital-laborers. Cette dernière option est privilégiée par Casilli qui note que sa mise en place devrait s’accompagner de mesures fiscales adaptées visant les plateformes.

Dominique Cardon ouvre la seconde partie du livre intitulée « Internet par gros temps » en constatant un changement important de la perception d’internet par les intellectuels suite à sa démocratisation. Présenté par le passé comme un espace alternatif, sauvage, d’avant-garde, innovant et émancipateur il serait devenu omniprésent, mainstream, conformiste, commercial et aliénant. Cette évolution s’accompagne de changements de références, de Deleuze et Guattari à l’Ecole de Francfort. Cardon voit la posture adoptée par Casilli comme symptomatique de la réaction des pionniers à qui la massification des usages a retiré « le magistère moral qu’ils exerçaient sur l’interprétation des innovations du réseau » (p. 42).

Pour Cardon, les premiers théoriciens d’internet étaient proches des pionniers du web et avaient un intérêt symbolique à mettre en visibilité des valeurs subversives du web. Suite à la reprise de ces discours par le marché, les théoriciens auraient adopté une posture critique moins sujette à la récupération. Dans le même temps, le discours des intellectuels est passé d’une critique interne dans laquelle les utilisateurs du web peuvent se reconnaître, à une critique externe qui se fonde en dehors de la perception subjective des utilisateurs et peut la contredire (Walzer, 1999). L’auteur critique cette posture surplombante qui conduirait à opposer à un blogger passionné l’idée qu’il travaille pour le capital sans se rendre compte de son aliénation. Cardon résume l’argument du digital labor autour de trois étapes qui structurent la suite de son propos : « 1/ la massification des usages a fait rentrer les valeurs du marché dans les pratiques numériques, 2/ celles-ci sont exploitées par les plateformes sous forme de « travail gratuit » et devraient donc être rémunérées, mais 3/ la forme d’aliénation encouragée par le capitalisme cognitif nous fait croire que l’échange nous construit comme individu alors qu’il a étendu son empire sur les parcelles les moins marchandes de notre subjectivité » (p. 45)

Concernant la massification des usages, Cardon souligne que la participation s’est certes transformée via une baisse des « contraintes cognitives » liées (formes moins lettrées photo, etc.), mais qu’elle continue d’occuper un place centrale dans des usages démocratisés. Ce qui est louable puisqu’un outil conçu par des chercheurs pour des chercheurs permet aujourd’hui à des « gamins des quartiers populaire » de partager une diversité de contenus. Pour les pionniers, cette démocratisation peut s’accompagner d’une perte de pouvoir les conduisant selon Cardon à des discours reflétant un « ethnocentrisme de classe opposant un mépris lettré devant les pratiques triviales, populaires et puériles ». La critique d’une économie des plateformes fondées sur le like peut alors être lue comme une critique aristocrate vis-à-vis de pratiques disqualifiées. L’auteur oppose ainsi la créativité inspirée à l’imitation et au partage, la distance au rôle au naturel et à l’immédiateté, la séparation entre vie publique et vie privée à l’exhibition. Les pratiques démocratisées se voient associées à de la consommation ou du divertissement et la dimension politique s’en trouve oubliée. Cardon conclut cette partie en constatant que la sphère marchande a fait plus pour la démocratisation des usages que les communautés de pionniers aux discours émancipateurs mais souvent élitistes.

Cardon développe ensuite son second argument quant à l’économisation des pratiques numériques qu’induit l’approche par le digital labor, qu’il situe dans une tradition d’économie politique critique de la répartition de la valeur sur internet. Ici encore l’auteur remet en cause le caractère extérieur de la critique d’influence marxiste qui conduit à déclarer aux internautes qu’ils sont dupes et que les plateformes captent malgré eux la valeur de leur travail. Pour Cardon, une telle approche se concentre sur les contenus produits par les usagers et minore le service rendu par les plateformes. En effet, les plateformes ne produisent pas un service substantiel (contenu) mais elles produisent un service procédural (agréger les métadonnées, mettre en relation…) qui est au cœur de la valeur d’usage et sans laquelle les contributions n’auraient ni d’intérêt, ni de valeur.

Pour l’auteur la revendication d’une rémunération de l’activité des internautes joue sur la distinction entre travail et emploi pour souligner que les actions réalisées sur internet relèvent du travail comme « engagement avec et dans le monde qui produit à la fois, et interactivement, l’individu et les œuvres qu’il accomplit ». Revendiquer une rémunération pour ce type d’action relève pour Cardon d’une « économisation » qui transforme des pratiques sociales en pratiques économiques « parce qu’elles sont prises dans un dispositif de marché qui rend les acteurs calculateurs en les invitant à finaliser leurs activités afin que le produit de celles-ci puissent faire l’objet de propriété et/ou de rémunération » (p 56). Dès lors, l’approche par le digial labor acte que le dispositif qui encadre les interactions des internautes n’est plus un système de reconnaissance mutuelle mais un marché du travail « où les activités des internautes seraient finalisées en l’attente d’une rémunération en échange de la valeur qu’ils donnent à la plateforme » (p 57).

Cardon s’interroge ensuite sur la manière dont la représentation de l’activité sur internet est passée de la « motivation intrinsèque » louée des pionniers au travail contre rémunération. La culture des pionniers valorisait en effet des engagements qui étaient des fins en soi, qui évitaient une mise en concurrence poussant les acteurs à devenirs calculateurs et qui facilitait l’indépendance vis-à-vis du marché. Dans les années 2000, les économistes conceptualisent l’activité sur internet comme une façon de développer un capital réputationnel qui pourra ensuite être négocié sur le marché du travail. Bien qu’elle soit discutable, cette approche permet de dépasser la vision d’un acteur uniquement mû par des motivations internes et permet de souligner le rôle de la reconnaissance qui se trouve entre la motivation interne et externe. L’engagement des internautes dans la participation est rarement indifférent à un objectif de reconnaissance mais, contrairement à la rémunération d’un travail, le résultat de l’action est souvent indéterminé car dépendant du jugement des autres internautes.

Pour Cardon, un des apports des pionniers a été de mettre en place un système de reconnaissance de ces participations au travers de la constitution d’une connaissance commune via des dispositifs de mise en visibilité, de hiérarchie des contributeurs et des contenus. L’approche par le digital labor naît alors de la fragilisation du dispositif de production du désintéressement initié par les pionniers de l’internet qui se concrétise au travers de trois facteurs. Un premier facteur consiste en l’inversion du rapport de force entre marchand et non-marchand. Au début du web, le non-marchand produisait des externalités positives pour le marchand alors qu’aujourd’hui le rapport s’est inversé entraînant une désillusion pour les pionniers et conduisant à une remise en cause du modèle du désintéressement. Un second facteur est lié à l’affaiblissement des croyances en des motivations intrinsèques pour passer à une économie de la réputation objectivée, transférable ensuite sur d’autres marchés comme celui du travail. Le modèle des communautés se voit alors dépassé par des individus en compétition, pouvant revendiquer des rémunérations à la mesure de leur réputation. Enfin, les représentations ont évolué depuis une intelligence collective où chacun contribue à la création d’une œuvre qui le transcende vers une gouvernance algorithmique où chacun est dépossédé de ce qu’il produit par le marché. Cette perte de la croyance par tous de la contribution à l’élaboration d’un bien commun participe au développement d’une approche par le digital labor. Cardon conclut que « des internautes individualisés, des externalités positives dont la force s’épuise, un système de reconnaissance devenu calcul de la réputation, des techniques d’agrégation habitée par des logiques mercantiles, tout concourt à rendre désormais pensable l’économisation des pratiques numériques. » (p 71). Cette économisation s’accompagne cependant de risques si l’on considère les différentes études qui montrent que fournir une récompense extrinsèque à des actions où domine la motivation intrinsèque a pour effet de démobiliser les pratiquants. Dès lors la rémunération des internautes risque de transformer leur participation et de reproduire une séparation entre les internautes réputés et les autres qui rejoueraient la frontière des médias traditionnels.

Le dernier point évoqué par Cardon concerne la critique du digital labor comme source d’exploitation et d’aliénation. Le discours quant à l’aliénation par la domestication des subjectivités est intellectuellement séduisant mais plus difficile à prouver empiriquement. Il émet deux critiques principales. D’abord ce qu’il nomme un « effet troisième personne » d’après lequel on décrit pour les autres des phénomènes auxquels soit même on échapperait. Ce discours est pour luisymptomatique d’une nouvelle forme de paternalisme qui dépossède les acteurs de la production du savoir sur leur propre pratique. Ensuite il voit dans les discours qui critiquent des dispositifs individualisants comme source d’aliénation une idéologie « petite bourgeoise » de l’autonomie du sujet » (p 78).

Cardon conclut sa partie en soulignant l’importance d’un discours sur internet davantage ancré dans les pratiques et leur diversité quitte à perdre l’ambition d’une généralité. Dans cette perspective la question du digital labor devrait être prise « par le bas » à partir des pratiques et des expériences des internautes.

Le livre se conclut par quelques pages dans lesquels les deux auteurs échangent sur leurs contributions avec la médiation de Louise Merzeau, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense.

Au final cet ouvrage concis et dense permet de confronter les approches sociologiques de deux spécialistes de la participation sur internet. Il aide ainsi à comprendre et mettre en perspectives les pratiques, ainsi qu’à penser les enjeux économiques et politiques liés à cette question. Ce livre est donc à recommander chaudement à ceux qui s’intéressent au développement de la participation et de la co-création de valeur sur internet.

 

Jean-Philippe Nau, Université de Lorraine (CEREFIGE)

Contact : jean-philippe.nau@univ-lorraine.fr