Une investigation anthropologique de la consommation en Amap
Recherche et Applications en Marketing (French Edition)
Abstract
Cet article propose de comprendre l’engagement des consommateurs dans des systèmes de vente directe alternatifs au marché : les Amaps (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne). Il s’appuie sur une méthode ethnographique et mobilise un cadre d’analyse anthropologique, la Cultural Theory, dont la vocation est d’élucider les visions du monde des acteurs. L’analyse fait apparaître les Amaps comme des enclaves communautaires hors et contre le marché. Elle met également en évidence une pluralité culturelle qui caractérise le mouvement Amapien. Si cette diversité des visions du monde est source de tensions, leur complémentarité se révèle également positive pour les Amaps.
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Recension, par Eric Rémy dans Le blog de l’association française du marketing
Voyage en Amapie. A la découverte des 3 mondes cachés.
Publié le mai 5, 2017 par ericremy
Une Amap est une Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne ayant pour objectif de préserver l’existence et la continuité des fermes de proximité. Elle s’inscrit dans une logique d’agriculture durable, c’est-à-dire paysanne, socialement équitable et écologiquement saine. La première a été créée en 2001. Depuis, leur nombre évolue de manière exponentielle, et elles sont aujourd’hui pratiquement présentes dans toutes les régions de France : plus de 2000 en 2015 ; soit plus de 250 000 Amapien.ne.s[1].
Comment expliquer cet engouement ? Quelles sont les significations attribuées aux Amaps par les consommateur/trice.s qui s’y engagent ? Quel sens donnent-il/elle.s à leur consommation ? Sur quels imaginaires, représentations ou systèmes de valeur se fonde cette consommation ? Philippe Robert-Demontrond, Vanessa Beaudouin et Isabelle Dabadie, chercheur.e.s du CREM, apportent des éléments de réponse dans un article publié dans Recherches et Applications en Marketing, à partir d’une importante étude ethnographique.
Autant de profils d’amapienn.ne.s que de légumes dans cette assiette ?
La Cultural Theory comme grille de lecture
Les auteurs interprètent leurs données selon la grille proposée par la Cultural Theory. Issue des travaux de l’anthropologue Mary Douglas, elle est pertinente pour l’étude de comportements de consommation et pour l’analyse de tous les mouvements de consommateur/trice.s qui s’organisent en collectif. Elle a pour vocation d’élucider les visions du monde des acteur/trice.s, les structures profondes de significations mobilisées dans leurs interprétations du monde, leurs jugements critiques et les justifications de leurs actions. Trois des quatre mondes définis par la Cultural Theory sont particulièrement présents dans la consommation amapienne : le monde de l’enclave (égalitaire et communautaire), le monde des contrats (individualiste et entrepreneurial) et le monde des statuts (élitiste et hiérarchique).
Coexistence de 3 univers de représentations
La présence du monde de l’enclave communautaire pour nombre de consommateur/trice.s s’avère positive en ce qu’elle a pour vocation de protéger les individus contre des dérives du marché. Toutefois, cette enclave a également des aspects négatifs en ce qu’elle participe à des phénomènes d’exclusion et d’enfermement gênant l’éventuel développement de l’Amap et exacerbe lesluttes et conflits potentiels.
Ceci conduit, dans le fonctionnement même des Amaps, à l’institution du monde des statuts. Ici se mettent en place petit à petit des phénomènes de distinction dans une bipolarisation des Amapien.ne.s entre « ceux/celles qui en sont » et « ceux/celles qui n’en sont pas », entre les « vrai.e.s » et les « faux/sses », les « bon.ne.s » et les « mauvais.es ». On trouve alors le tracé d’une frontière, un « mur de vertu » au sens de Douglas.
Enfin, pour d’autres Amapien.ne.s, on retrouve les traits caractéristiques du monde contractuel : i.e. cette forme de consommation, à l’instar des autres, a pour base la quête de bénéfices fonctionnels, émotionnels ou psychosociaux, dans une logique plus individualiste et égoïste.
Une pluralité de registres en tension
C’est justement dans la présence de cette pluralité de registres que se joue l’existence des Amaps : les mondes fonctionnent en référence les uns par rapport aux autres. Les auteur.e.s proposent alors de voir l’Amap comme une chimère, un système combinant des identités différentes, qui a besoin de ces tensions pour exister et évoluer. Sans le monde des contrats qui permet de formaliser les relations entre les acteur/trice.s, le monde clos de l’enclave s’essouffle; sans le monde enclavé, le monde des contrats n’a plus de sens. Comme si, reprenant Weber, les Amaps étaient un lieu d’investigation pertinent pour capter les basculements des logiques d’actions « en finalité » (où la rationalité prime) à des logiques d’action « en valeur » (où la relation prédomine).
Les significations données par les Amapien.ne.s à leur consommation et leur engagement sont donc multiples et contraires. Et vous, quel type d’Amapien.ne êtes-vous ?