Sociologies pratiques n°38 (parution avril 2019)
Hackerspaces, fablabs, etc., laboratoires d’une nouvelle société ?
Coordination scientifique : Cynthia Colmellere (IDHES, Ecole Centrale), Delphine Corteel (REGARDS, Université de Reims), Volny Fages (IDHES, ENS Paris Saclay), Stéphanie Lacour (ISP, CNRS-ENS Paris Saclay)
Coordination éditoriale : Philippe Robert-Tanguy
Fablabs, Hackerspaces, Makerspaces, Openspaces, Hacklabs, ou Repair Cafés, portés par des institutions officielles ou des associations indépendantes, ces lieux (que nous appellerons génériquement : labs) se multiplient rapidement depuis une dizaine d’années en France. Ils semblent propices au développement d’innovations sociales variées s’efforçant de repenser le collectif et, surtout, de le mettre en oeuvre et paraissent offrir des solutions potentiellement généralisables favorisant la responsabilisation technologique, la prise de conscience des enjeux environnementaux et l’action collective. Ils émergent dans un paysage social inquiétant.
De nombreux travaux de sciences sociales ont en effet mis en évidence la tendance de fond de nos sociétés occidentales à une individualisation des pratiques, des engagements, et une perte progressive de nombreuses formes de collectifs. Cette atomisation du social s’articule avec une défiance toujours plus grande à l’égard des institutions (qui étaient en partie porteuses du collectif), et des menaces croissantes sur les communs (qu’ils soient sociaux, culturels, ou environnementaux). La consommation de masse se fait de façon passive, le consommateur étant aux prises avec un marketing agressif valorisant le neuf, dévalorisant les objets usagés et la réparation, individualisant la consommation en l’associant au bien-être. Parallèlement, une tension paradoxale se développe entre une critique (voire une défiance) à l’égard de la technologie (vaccins, nucléaire, OGM…) et l’idée que la technique réparera nos erreurs sociales et environnementales, nous déresponsabilisant ainsi collectivement de nos actions individuelles. Cette confiance dans la technologie (réduction des pollutions, isolation des bâtiments, traitement des déchets, voitures électriques…) conduit souvent à déléguer à d’autres (ingénieurs, chercheurs, mais également responsables politiques) la responsabilité des solutions à trouver aux problèmes environnementaux et sociaux, tout en leur demandant des comptes.
Dans les labs s’expérimentent et se développent des réponses originales à ces problèmes. Malgré leur grande hétérogénéité structurelle, tous ces lieux relèvent d’une même dynamique sociale valorisant le bricolage, le faire soi-même (DIY : do it yourself), l’auto-apprentissage et le faire-savoir aux autres, le plus souvent gratuitement ou presque. Les liens sont fréquents avec le monde du logiciel libre. Concrètement, la particularité de ces labs est de rassembler des machines, des outils, des matériaux, parfois récupérés et réparés, que se partagent les utilisateurs. Lieux de réparation et de réemploi d’objets, ce sont également des lieux de création et de conception de dispositifs technologiques ou d’objets nouveaux.
Dans ces espaces le numérique est, la plupart du temps, également mis en avant. Ils renouvellent ainsi le monde du bricolage en l’articulant à la modernité technique. Les labs peuvent ainsi être décrits comme des lieux de transformation des représentations dans lesquels il serait possible de développer une conscience écologique, de recycler, tout en étant à la pointe de la technologie. Loin de se réduire à des lieux de bricolage, on observe dans la plupart des labs des expérimentations sur les manières de faire, sur les opérations techniques elles-mêmes, renouvelant les manières d’envisager le rapport aux objets, à leur devenir, leur circulation, leur production.
Se présentant comme collaboratifs, ces lieux sont généralement associés à une rhétorique de l’ouverture, de la convivialité, du partage des savoirs et des savoir-faire, de l’éducation technologique pour tous, du transgénérationnel et de l’ouverture en ligne (publication des projets sur des wikis, parfois en anglais) et vers l’international (par des références si ce n’est l’adhésion à la charte des Fablabs notamment).
Enfin, ces labs constituent des espaces intermédiaires où se côtoient des acteurs du monde des entreprises privées (startups, subventions de grands groupes industriels, hébergement de PME, développement d’espaces de co-working spécifiques, etc.), des citoyens « ordinaires », et des acteurs publics (hébergements institutionnels, subventions ponctuelles ou récurrentes, etc.). S’ils peuvent parfois entrer en tension, la mise en place de croisements de ces mondes sociaux semble souvent apaisée et constructive. Dans ce dossier, nous souhaitons également aborder la question du travail et de ses transformations, notamment la manière dont ce qui se passe dans ces lieux peut être lié à des transformations plus larges du travail et du rapport au travail. Les pratiques de leurs usagers se situent dans un espace à caractériser, entre travail et loisir, entre formation et travail, entre travail et travail-à-côté… Ces lieux nous invitent à analyser la manière dont leurs usagers débordent les frontières habituelles du travail et de l’emploi, les détournent, y ré-enchantent une activité professionnelle peu satisfaisante par ailleurs… mais aussi, à l’inverse, la manière dont l’Etat, les collectivités, et/ou les entreprises s’approprient les pratiques et les manières de faire qui s’y déploient.
Ces lieux émergents suscitent de multiples interrogations auxquelles les contributeurs intéressés par cet appel sont invités à répondre :
- Par-delà les discours des acteurs, on cherchera d’abord à comprendre dans quelle mesure ces nouveaux espaces matériels fabriquent du collectif, du commun, du lien social, des valeurs et des représentations partagées. Quelle est la nature de ces collectifs, de ces formes de sociabilité ? Celles-ci peuvent-elles constituer des leviers, notamment par des formes alternatives d’apprentissage et de partage, parfois fort éloignés de l’échange marchand, mais également par l’accent mis sur le jeu, le « fun » ?
- Que nous apprennent les tensions entre les objectifs systématiquement affichés d’ouverture et de transparence d’un côté et, de l’autre, les conditions pratiques du partage des informations, des outils, la transmission des savoir-faire, les enjeux de propriété intellectuelle, de responsabilité ou encore la multiplication de services payants ?
- Dans quelle mesure ces lieux transforment-ils notre relation à la technique ? Quelles formes d’empowerment technique promeuvent-ils et permettent-ils réellement ? Et comment ces lieux participent-ils à une transformation radicale de nos manières d’envisager la production industrielle ? Cet empowerment technique peut-il servir de point d’appui pour lutter contre l’obsolescence des objets, qu’elle soit programmée ou non ?
- Quelle est la place de l’économie circulaire dans ces labs ? Comment s’insèrent-ils dans l’écosystème des dispositifs existants, ou à venir, organisant le recyclage des déchets (recycleries, déchetteries, etc.) ? Quelles relations entretiennent-ils avec les entreprises et plus largement avec le capitalisme contemporain ?
Les propositions interdisciplinaires croisant les perspectives sociologique, anthropologique, mais aussi celles du droit ou du design, comme celles qui s’appuient sur des enquêtes de terrain sont particulièrement bienvenues. Les articles pourront également s’inscrire dans les études des sciences et techniques, de la sociologie de l’innovation, de l’anthropologie et de l’histoire des sciences et des techniques. Les contributions de celles et ceux qui fréquentent ces labs, en professionnels ou en amateurs, sont aussi les bienvenues.
Eléments de bibliographie
Anderson, C., Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson, 2012
Azam, M., N. Chauvac, et L. Cloutier, « Quand un tiers-lieu devient multiple. Chronique d’une hybridation », Recherches sociologiques et anthropologiques, 46-2, 2015, p. 87-104
Bacqué M.-H., et C. Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice ?, Paris, La Découverte, 2015
Bosqué, C., O. Noor, et L. Ricard, Fablabs, etc. Les nouveaux lieux de fabrication numérique, Eyrolles, 2015
Bottollier-Depois, F., B. Dalle, F. Eychenne, A. Jacquelin, D. Kaplan, J. Nelson, V. Routin, Etat des lieux et typologie des ateliers de fabrication numérique, Rapport d’étude à la Direction générale des entreprises, 2014
Charter, M. et S. Keiller, Grassroots Innovation and the Circular Economy. A Global Survey of Repair Cafés and Hackerspaces, The Center for Sustainable Design, Universty for the Creative Arts, July 2014
Eychenne, F., Fab Lab : L’avant-garde de la nouvelle révolution industrielle, La fabrique des possibles, 2012
Flichy, P., Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère du numérique, Le Seuil, 2010
Golsenne, T. et P. Ribault (dir.), Essais de bricologie. Ethnologie de l’art et du design contemporains, Techniques et Culture, n°64, 2015
Lallement, M., L’âge du faire, Seuil, 2014
Latouche, S., Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée, LLL, 2012
Odin, F., C. Thuderoz (éd.), 2010, Des mondes bricolés ? : arts et sciences à l’épreuve de la notion de bricolage
Söderberg, J., Free software to open hardware. Critical theory on the frontiers of hacking, thèse de doctorat, University of Gothenburg, 2011
Stebbins, R., « Serious Leisure : A Conceptual Statement », The Pacific Sociological Review, Vol. 25, No. 2, Apr. 1982, p. 251-272
Weber, F., Le travail à-côté. Une ethnographie des perceptions, Editions de l’EHESS, 1989
Modalités de soumission de proposition
Les intentions d’article (4.000 signes espaces compris maximum) sont à adresser avant le 1er février 2018 par voie électronique à sp38@sociologies-pratiques.com. Elles devront contenir une présentation du questionnement sociologique, du terrain, de la méthodologie et des résultats.
Après examen, la revue retournera son avis aux auteurs le 2 mars 2018 au plus tard. Les auteurs devront alors proposer une première version complète de leur article (27.000 signes espaces compris, bibliographie non comprise) pour le 4 mai 2018. Toute intention d’article, comme tout article, est soumis à l’avis du Comité de lecture de la revue, composé des coordinateurs, des membres du Comité de rédaction et d’un relecteur externe. L’acceptation de l’intention d’article ne présume pas celle de l’article. Le choix des intentions et l’analyse des versions I, confiées à des relecteurs externes, sont réalisés en double aveugle.
Présentation de la revue
Sociologies pratiques est une revue de sociologie fondée en 1999 par Renaud Sainsaulieu et l’Association des professionnels en sociologie de l’entreprise (APSE). Elle est aujourd’hui éditée par Les Presses de Sciences Po. La revue est intégrée dans la liste des revues scientifiques reconnues par le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). Elle est répertoriée sur les bases Francis et Cairn. Sociologies pratiques paraît deux fois par an. Ses numéros thématiques (environ 200 pages) donnent la parole à des chercheurs et à des praticiens afin de témoigner de réalités sociales émergentes et de comprendre les mouvements de notre monde. Le projet éditorial de la revue rend compte d’une sociologie appliquée. En ce sens, il recherche un équilibre entre monde académique et monde professionnel, entre compréhension et action, tout en portant un regard clairement sociologique pour comprendre le changement social. Reprenant un diagnostic de Renaud Sainsaulieu établi à la fin des années 1980, il s’agit toujours de contribuer à la mise en visibilité du savoir sociologique, qu’il soit élaboré par la recherche ou par l’application. D’un monde à l’autre, nous pensons qu’il est possible de discerner une posture commune orientée vers la nécessité d’analyses objectivées de la réalité sociale et vers la distance par rapport aux évidences, aux normes et aux enjeux politiques.
C’est dans ce contexte que Sociologies pratiques s’inscrit en mettant l’accent sur la diversité et la richesse des pratiques académiques et professionnelles de la sociologie. Chaque dossier thématique cherche ainsi à rendre compte de la diversité des sociologies en acte, à illustrer la variété des pratiques contemporaines, à composer entre contributions descriptives de pratiques et apports réflexifs sur les conditions, les justifications et les conséquences sur l’action. La volonté de croiser témoignages d’acteurs de terrain – qui agissent au coeur des transformations – et réflexions de chercheurs – qui donnent les résultats de leurs enquêtes les plus récentes – font de Sociologies pratiques un espace éditorial et intellectuel original qui s’adresse à tout lecteur intéressé par la sociologie en pratique, qu’il soit diplômé en sociologie ou non, qu’il soit chercheur ou praticien.
Outre le dossier thématique composé des articles retenus à partir de l’appel à contributions, Sociologies pratiques propose d’autres rubriques telles que Sociologies d’ailleurs, Le Métier, Lectures, Échos des colloques, Bonnes feuilles des Masters. Des varia peuvent aussi être publiés.