Nous reproduisons ici l’interview du 23 février 2017 dans la revue Projet où Philippe Moati développe les raisons pour lesquelles, selon lui, la société d’hyperconsommation nous empêche de construire une identité commune. Si nous voulons sortir de cette société de « l’avoir » à tout prix, il nous faudra œuvrer pour une société du « faire » ensemble.
_______________________________________________________________________________
Pourquoi jugez-vous, dans votre récent ouvrage [1], « La société malade de l’hyperconsommation »
Philippe Moati – La société d’hyperconsommation ne tient plus ses promesses. Elle trouve ses prémisses dans les Trente Glorieuses. Le pouvoir d’achat moyen progresse rapidement et les inégalités se contractent ; toute la population est embarquée dans une dynamique d’amélioration des conditions de vie. Aujourd’hui, on constate une rupture sur ces deux points. On ne satisfait plus les besoins de base – ils sont déjà remplis – mais on attise le désir sur des choses superflues, de confort, avec une efficacité inédite du marketing dans la capacité à créer ce désir. Et le pouvoir d’achat médian stagne, voire diminue, avec une grande majorité de la population qui a – à tort ou à raison – l’impression de s’appauvrir, et un creusement des inégalités – même si la France n’est pas la plus mal lotie. Quand on ne donne plus les moyens de satisfaire les désirs engendrés par la consommation, la frustration l’emporte : c’est cela, une société malade de la consommation.
Mais nous sommes aussi « malades » au sens où « la consommation a contribué à répondre au vide », comme le souligne Gilles Lipovetsky. À mesure que les grands systèmes de croyance ont reculé, les valeurs matérialistes, hédonistes, que véhicule la consommation ont pris le pas. Parallèlement, les valeurs individualistes ont continué de progresser. C’est une conquête que de pouvoir choisir sa vie et s’affranchir en partie de l’étau du social, mais c’est un exercice difficile, dans un monde qui évolue très vite, que les grands systèmes de pensée ne nous permettent plus de comprendre. Le peu que l’on en perçoit est inquiétant ; la mondialisation et la technique sont vues comme des menaces. Et malgré cette incertitude profonde, nous devons nous construire une identité. Or l’hyperconsommation ne donne pas les ressources pour le faire. Au contraire, la société du spectacle offre des modèles factices : la super nana et le mec musclé que l’on voit dans les séries, les clips vidéo, etc. forment une sorte de catalogue dans lesquels les individus choisiraient leur identité. Mais ce sont des modèles illusoires. Et quand on échoue à devenir ce que l’on voudrait être, les effets sont dévastateurs sur la construction identitaire. Quand le malaise devient trop fort, on va chercher ailleurs, d’où certaines dérives comme la délinquance, ou peut-être le retour à des formes d’identités attribuées, données… Je suis frappé par un retour du religieux dépourvu de spiritualité. En témoignent les débats autour du burkini : la question est sans doute moins de savoir s’il faut l’autoriser ou l’interdire mais plutôt pourquoi, au XXIème siècle, des femmes, souvent nées ici, ont-elles envie de porter le burkini ?
« L’hyperconsommation tend à nous séparer les uns des autres. Paradoxalement, elle nous rapprochait à l’époque de la consommation de masse. »
Enfin, l’hyperconsommation tend à nous séparer les uns des autres. Paradoxalement, elle nous rapprochait à l’époque de la consommation de masse : on ne regardait qu’une seule chaîne, on avait tous une deux-chevaux, une 4L ou une R16… Les liens traditionnels avaient tendance à s’effriter – notamment dans le travail – mais on était rassemblé par des modes de vie très convergents de classe moyenne. Aujourd’hui, la consommation n’a même plus cet effet compensatoire, elle ne nous tient plus ensemble. Le marketing encourage une logique d’individualisation, d’hyper-segmentation : une logique de tribus. Quand, hier, l’hypermarché rassemblait toute la population, une partie préfère désormais se rendre chez Monoprix ou Naturalia, une chez Lidl ou Aldi : la rencontre devient difficile même dans le monde de la consommation. Prenez l’exemple de la télévision. Quand j’étais adolescent, il n’y avait que deux ou trois chaînes, on pouvait reparler du programme que l’on avait vu le mardi soir. Le vendredi soir, il n’y avait pas de film, seulement l’émission « Apostrophe ». C’est grâce à elle que je me suis tourné vers les bouquins. Aujourd’hui, on ne peut pas tomber par inadvertance sur « La Grande Librairie ». On zappe, jusqu’à trouver ce qui nous cantonne à notre univers et nous enferme dans une micro-culture. Le résultat ? Une société qui n’est plus qu’une juxtaposition de groupes sociaux, qui tendent à s’ignorer les uns les autres. On le constate aussi dans la géographie résidentielle, à l’école… La consommation favorise désormais la fracturation sociale, créant des « entre soi » qui se percutent d’autant plus difficilement quand il y a un frein à la mobilité sociale. Je pense notamment à ceux qui n’ont pas la possibilité d’un parcours résidentiel, qui vivent dans un milieu qu’ils ne considèrent pas comme le leur et qui se sentent en insécurité culturelle.
Ce constat nous met face à l’hypothèse d’un appel d’air pour un retour en force des fondamentalismes. Selon vous, quelles en sont les étapes ?
Philippe Moati –Le schéma est simple : quand on est frustré de ne pas pouvoir consommer, on peut avoir envie de se révolter. Une façon de le faire consiste à prendre le contre-point radical de ce qui nous est proposé. Le fondamentalisme me semble être la plus forte expression d’un besoin d’identité et d’un lien social vigoureux. Fréquenter une mosquée, c’est retrouver une bande de gens qui pensent de la même façon, à qui on ressemble, des réseaux d’entraide, des ressources pour se construire. Mais il est d’autres formes d’expression moins extrêmes, comme la dépression ou la volonté de « tout plaquer ». En témoignent ceux qui, du jour au lendemain, décident d’ouvrir des chambres d’hôtes à la campagne… C’est sans doute moins grave, mais on sent aussi le signe d’un malaise, et l’on dispose plus ou moins de ressources pour l’affronter.
La logique mimétique de la consommation, souvent mise en avant pour faire le lien entre inégalités sociales et enjeux environnementaux, est-elle toujours aussi forte ?
Philippe Moati –Elle est moins vraie aujourd’hui. Le portable, par exemple, est entré par tous les pores de la société à la fois, en même temps. Il n’y a plus de logique verticale. Autrefois, les nouveaux produits se diffusaient « progressivement » : les classes populaires devaient être patientes mais savaient que leur tour viendrait. Aujourd’hui, dans une société matérialiste, c’est le présentisme qui domine : chacun veut son nouvel IPhone tout de suite. Quand vos moyens sont limités, soit vous trouvez quelque chose qui y ressemble mais vous êtes frustré, soit vous craquez mais vous devez vous serrez la ceinture sur d’autres postes budgétaires. Aujourd’hui, les technologies de l’information représentent environ 6 % du budget des ménages et 40 % des Français déclarent se restreindre sur l’alimentation. Mais quand on se serre la ceinture sur des choses aussi essentielles, on a l’impression d’un déclassement.
Vous jugez notre niveau de consommation insoutenable. Existe-il un niveau à partir duquel on peut définir un mode de vie soutenable ?
Philippe Moati –Il est clair qu’on ne peut pas progresser dans cette dynamique. Mais, vu l’importance de la consommation comme débouché ultime de notre système économique, je n’arrive pas à imaginer une économie capitaliste sans croissance durable de la consommation. À court-terme, nous avons besoin de croissance, mais on ne va pas changer le monde à coup de politiques conjoncturelles. L’enjeu est de les réinscrire dans un projet de long terme. Or personne, dans le corps politique susceptible d’exercer des responsabilités, ne défend l’impérieuse nécessité de changer de modèle de développement. La grande question est alors de trouver comment concilier croissance de la consommation et respect des enjeux de développement durable. Une partie de la solution viendra des technologies (énergies renouvelables, efficacité), mais l’enjeu est aussi de réformer la consommation. On peut tenter de promouvoir la sobriété, mais dans une société d’hyperconsommation il faut engager un changement culturel nécessairement long et compliqué. Ou penser la transformation du modèle économique, en allant vers une économie de la fonctionnalité et une économie circulaire. L’enjeu est alors de déplacer le centre de gravité de la consommation, qu’il passe de l’avoir à l’être et au faire, de manière, à la fois, à réduire son contenu en matière, et à la mettre au service de l’épanouissement humain.
« Déplacer le centre de gravité de la consommation, qu’il passe de l’avoir à l’être et au faire. »
En 2009, vous notiez une convergence entre la crise de la consommation et celle du système économique, donnant lieu à d’autres façons de consommer. Avec un peu de recul, était-ce le reflet d’une adaptation conjoncturelle ou l’amorce d’une inflexion durable ?
Philippe Moati –Depuis 2009, nous avons mis en place des observatoires et sondé les gens pour disposer d’une connaissance plus fine. Effectivement, de nouveaux comportements semblent bien installés. Les pratiques collaboratives sont en passe d’entrer dans la norme de consommation. Celle du covoiturage, stable depuis deux ou trois ans, est vraiment entrée dans les mœurs. Recourir au marché de l’occasion est aussi une nouvelle pratique de consommation pérenne. Des sociologues ont pu y voir une certaine forme de résistance, de critique ou de prise de distance par rapport à l’hyperconsommation. Ce n’est pas totalement faux, car on est sur un rapport du « je t’aime moi non plus » : on est fasciné par la consommation, mais on n’est pas complètement dupe. On en voit les limites, collectives et individuelles : la malbouffe, la galère en voiture, l’obsolescence programmée… Les gens commence à ressentir ce que les économistes ont montré : passé un certain niveau, le surcroît de consommation qui ne fait pas le bonheur…
Néanmoins, cette attitude n’est pas un rejet, plutôt un recul critique. Quand on regarde de près, la considération première n’est pas environnementale ou sociale, mais économique et égocentrée. On mange bio, d’abord parce qu’on est soucieux de sa santé et ce sont les hyper-consommateurs qui sont les plus engagés dans les consommations collaboratives qui leur donnent un supplément de pouvoir d’achat. À certains égards, la consommation collaborative constitue une nouvelle avancée du processus de marchandisation et des valeurs consuméristes jusque dans les rapports interindividuels. L’auto-stop était gratuit, le covoiturage implique une transaction.
La progression de l’économie de l’usage ou de la fonctionnalité produit-elle des effets en termes de diminution de la consommation de certains biens ?
Philippe Moati –C’est le fameux effet rebond. Des études ont été publiées le sujet, notamment par l’Ademe[2], pour connaître l’impact environnemental de ces nouveaux modes de consommation. Seul l’autopartage débouche réellement sur une réflexion sur la forme de consommation. Beaucoup se demandent s’ils ne vont pas abandonner leur voiture individuelle ; certains l’ont déjà fait, surtout à Paris. Le processus de démotorisation y a été amorcé par un couplage entre une opportunité de nouvelles formes de mobilité et un système de contraintes qui se durcit. Un tel couplage peut déboucher sur des pratiques de substituabilité qui auraient des vertus écologiques. L’impact écologique du marché de l’occasion n’est pas évident, car l’argent que l’on économise en achetant d’occasion est recyclé sur le marché. De même, si on interroge les gens sur le covoiturage, la plupart d’entre eux auraient pris le train en cas de manque de place dans une voiture. Or le bilan carbone du train est plus favorable que celui d’une voiture, même bien remplie. In fine, la mesure de ces évolutions n’est pas évidente du tout… Elle nécessiterait des études plus approfondies.
Vous appelez à une information plus précise du consommateur, sans tout miser non plus sur sa responsabilité, car la logique de l’hyperconsommation reste profondément individualiste. Vous prenez l’exemple du bio qui prospère là où l’équitable, dont on attend moins de bénéfices personnels, plafonne ! Et pourtant, le politique ne cesse de s’abriter derrière le consommateur. Comment sortir de cette impasse ?
Philippe Moati –Il y a deux temporalités, dont un travail long à faire sur les valeurs, les modèles et les normes. On peut jouer sur ce levier par la promotion de comportements désirables, imitables, et la stigmatisation des comportements que l’on ne trouve pas corrects. Cela produira sûrement des résultats, mais il faut être patient, s’engager maintenant pour en voire les fruits demain. Ainsi, le rapport au tabac a fini par profondément changer.
Dans l’intervalle, je préfère tabler sur l’intérêt bien compris de chacun, pour le consommateur comme pour l’entreprise. Comment utiliser ces rationalités pour orienter les choix dans la bonne direction ? L’économie de la fonctionnalité est typiquement un modèle qui peut être rentable. La différence entre un Vélib’ et un vélo acheté chez Décathlon se trouve au niveau de la propriété de l’objet. Dans le cas de Vélib’, le prestataire reste propriétaire du matériel. Il est donc dans l’intérêt de sa rentabilité que ce matériel soit durable, facile à entretenir et réparer, recyclable lorsqu’il arrive en fin de vie. De son côté, Décathlon a tout intérêt à ce que vous reveniez acheter un nouveau vélo dès que possible. Sans parler, bien sûr, du taux d’usage des vélos en libre-service qui est bien supérieur à la moyenne de celui des bicyclettes individuelles. Il en va de même pour le consommateur, s’il est intéressé par l’efficacité de son euro investi. À côté de solutions de type fiscal, d’autres restent sous-exploitées. Prenez le bonus-malus sur l’automobile : c’est un levier pour orienter les choix. Un Français sur deux dit vouloir consommer mieux, et un quart de cette moitié est prêt à consommer moins pour consommer mieux[3]. Cette attente est encore plus forte dans le domaine alimentaire. Un vrai travail est nécessaire pour objectiver la qualité des produits et lever le doute qui existe chez beaucoup, afin d’orienter les choix sur la qualité et moins sur les prix, et en faire un enjeu concurrentiel. Cela suppose davantage d’information par la certification, mais aussi par l’affichage des coûts d’usage (en plus des coûts d’achat) : une machine à laver haut de gamme, plus chère à l’achat, peut se révéler moins coûteuse si elle dure plus longtemps.
« Vendre des expériences et aider les gens à faire peut permettre d’avoir des contenus de consommation moins intensifs et d’élever les individus. »
Il faut aussi encourager une consommation dématérialisée. Le marché de l’habillement est en baisse depuis 2007 car, à un certain stade, nombre de consommateurs se désintéressent d’accumuler encore des vêtements. En revanche, regardez l’engouement pour les vacances, les sorties, pour vivre des choses ! Les expériences vécues ont une plus grande influence sur le sentiment subjectif de bien-être. L’impact émotionnel est beaucoup plus grand et donne le sentiment d’emmagasiner des souvenirs pour plus tard, ce qui contribue durablement à l’épanouissement. Vendre des expériences et aider les gens à faire, bricoler, jardiner, faire de la musique, dessiner… peut permettre d’avoir des contenus de consommation moins intensifs, d’ouvrir des marchés aux entreprises, tout en aidant à se détacher de la consommation et élever les individus. Pour lire, il suffit d’une carte pour la bibliothèque municipale… Faites le rapport entre le prix d’un livre et le plaisir qu’il vous procure, c’est sans commune mesure avec une paire de chaussures, par exemple ! La pratique d’un instrument de musique vous donne des années de plaisir.
Si vous donnez un socle minimum de compétences, vous ouvrez des perspectives gigantesques. Mais pour avoir du plaisir dans une activité, quelle qu’elle soit, il faut un minimum de temps et d’efforts pour acquérir lesdites compétences. Or dans une culture du plaisir instantané, il y a toujours plus facile à faire que les premiers pas ingrats d’une activité. Les valeurs de l’hyperconsommation nous détournent de ces efforts de départ. Découvrir ses goûts et ses potentialités s’effectue souvent pendant l’enfance, mais il n’est jamais trop tard pour se découvrir une passion. Il y a là des offres marchandes ou de politiques publiques à imaginer ! Par exemple, Leroy Merlin met en place des ateliers de bricolage dans l’idée que, plus les gens seront compétents en bricolage, plus ils aimeront bricoler. On peut ainsi trouver des relais de croissance pour les entreprises et un déplacement de la consommation, qui la dématérialise et contribue à l’élévation des individus.
La « carotte » pour les entreprises reste de vendre toujours plus de biens …
Philippe Moati –Et des services ! Leroy Merlin entre dans une logique servicielle, avec des techshops qui permettent aux consommateurs d’utiliser des machines jusque-là réservées aux professionnels et de réaliser leurs projets. Il y a là, en un sens, un projet de société, entre la promotion de business modèles alternatifs et cette idée que, tout en restant des consommateurs, nous pouvons l’être autrement. Quand la personne est dans le faire, elle peut découvrir ses points forts et consolider la confiance en elle et conforte son identité. En général, ces pratiques nous mettent aussi en contact avec d’autres, au-delà des classes sociales ou des religions – même si le risque de l’entre soi demeure. On a là des formes de consommation intéressantes, qui produisent des « externalités positives ».
Pour revenir à l’alimentation, vous préconisez une meilleure information pour transformer les modes de consommations. Il existe déjà des labels et des modes de vérification solides et pourtant, on continue à subventionner essentiellement une agriculture productiviste au prétexte de devoir fournir une alimentation à bas coût pour les classes populaires. L’information suffit-elle ?
Philippe Moati –Quand elle est crédible, elle a son effet. Le label rouge représente aujourd’hui 60 % du marché du poulet entier. On peut aussi objectiver la qualité par la comparaison : entre deux produits, l’un cher sans additif et l’autre avec mais bon marché, la préférence va souvent vers le plus cher. Les consommateurs ont pris de l’avance par rapport aux filières sur ce point. Le vin en est une bonne illustration : sur vingt ans, la consommation au litre s’est effondrée, en revanche, le prix au litre a augmenté. De même pour la viande : certains s’en détournent complètement mais ceux qui continuent d’en manger montent en gamme. Il y a une perméabilité de l’opinion, et une formidable opportunité collective, y compris dans l’industrie agro-alimentaire, pour refonder notre tissu économique en fonction de la qualité.
Les progrès dans le marketing et la stimulation de la demande pourraient-ils devenir un levier du changement ?
Philippe Moati –En matière de marketing, tout se faisait « à la louche » auparavant : on testait et on voyait ce qui fonctionnait ou pas. Aujourd’hui, on dispose d’une connaissance microscopique des consommateurs grâce aux tickets de caisse, aux déambulations sur internet, etc. Des opérateurs réunissent ces bases de données pour avoir une vision à 360 degrés. On peut aussi mentionner le « nudge », une manière de présenter une alternative au consommateur pour orienter son choix. Cela passe, par exemple, par des cases pré-cochées sur des formulaires (comme recevoir la newsletter). On parle aussi de « neuro-marketing », par lequel on cherche à repérer la partie du cerveau à solliciter pour obtenir un comportement plutôt qu’un autre. De ce fait, le libre-arbitre du consommateur se restreint. Les progrès de cette capacité d’influence du marketing est susceptible de mener au pire, mais peut aussi servir pour un changement culturel, dans une direction plus durable. Mais il faut agir sur le consommateur comme sur les entreprises : convaincre ces dernières que leurs intérêts sont ailleurs et que leur capacité d’orienter le consommateur converge vers de nouveaux modèles. L’entreprise est neutre a priori, comme toute technologie. Les mêmes moyens peuvent mener à l’abrutissement généralisé comme à quelque chose de plus positif. La réflexion aux États-Unis sur les politiques publiques « paternalistes » (non-autoritaires) va dans ce sens : en jouant sur les architectures de choix, on peut aussi en sortir le plus vertueux. Prenez les panneaux de régulation des vitesses : un bonhomme vert quand vous êtes à bonne allure, un rouge quand vous êtes en excès de vitesse, est plus efficace qu’un radar qui punit.
« Les progrès de cette capacité d’influence du marketing est susceptible de mener au pire, mais peut aussi servir pour un changement culturel. »
Que pensez-vous des mesures de régulation et de taxation de la publicité ?
Philippe Moati –Je suis assez partagé. J’ai été membre pendant un an du Comité d’éthique des pratiques publicitaires, qui vise à donner des règles, à dessiner les lignes rouges à ne pas dépasser. Mais on est dans l’autorégulation, organisée par le monde de la publicité lui-même. Il y a des choses à faire sur les publicités qui ciblent les enfants. C’est un âge particulièrement consumériste et certaines publicités les visent pour promouvoir le désir au sein de la famille, en passant par les enfants. En 1986, les montants qu’on pouvait dépenser en publicité-télé sur les jouets étaient limités, mais les verrous ont sauté avec la vague de libéralisation[4]. J’ai néanmoins du mal avec les mesures autoritaires, il faut laisser de l’air au marché et ne pas entraver le processus concurrentiel, car le changement viendra peut-être aussi de nouvelles entreprises…
Si la publicité est taxée, ou si elle est interdite à la télévision, elle entrera de l’extérieur avec les réseaux sociaux. Il est difficile de penser une régulation sur le sujet à l’heure de la mondialisation. Par ailleurs, la publicité peut aussi créer des valeurs et être un outil d’une formidable efficacité pour promouvoir de nouveaux modes de consommation.
Vous appelez à un plus grand rôle de l’État-régulateur (fiscalité, normes d’information, garanties), y a-t-il d’autres leviers sur lesquels l’État pourrait jouer un rôle ?
Philippe Moati –Il peut intervenir dans la bifurcation de l’ensemble du modèle, en s’intéressant et en favorisant les modèles de l’économie circulaire et de la fonctionnalité. Dans l’immédiat, il pourrait étendre la durée de garantie légale sur les produits à dix ans, contre deux aujourd’hui. Du côté des consommateurs, le travail sur les valeurs est à entreprendre dès maintenant, de même que la mise en place d’une politique en faveur du « faire ». Cela implique la mise en chantier de nouvelles infrastructures. C’est une forme de relance keynésienne : il faut équiper les territoires pour promouvoir des solutions durables et permettre la « pratique » – le sport, la couture, la réparation, etc. La réforme des rythmes scolaires peut être un bon moyen pour cela, mais bien sûr il faut des moyens humains, des ressources. Si vous ajoutez la transition énergétique et numérique, vous allez vers un autre modèle de société.
Pour vous, l’économie du faire reste largement marchandisée, là où d’autres[5] parlent d’une sortie partielle du marché par l’extension du domaine de l’autoproduction…
Philippe Moati –Je reste sans doute prisonnier de ma condition d’économiste ! Je travaille plutôt à imaginer un régime de fonctionnement d’une économie capitaliste qui soit capable d’assurer le plein emploi, le financement de la protection sociale, le respect de l’environnement et l’épanouissement des personnes. J’estime aussi que l’énergie innovatrice contenue dans le capitalisme – bien régulée – est une ressource formidable pour trouver les solutions aux problèmes de notre époque. C’est la raison pour laquelle, si j’adhère par certains aspects à l’idéal de mode de vie de la décroissance, je suis plutôt à la recherche des moyens de faire que la croissance soit de nouveau synonyme de développement.
Propos recueillis par Jean Merckaert, Claire Capou et Marie Drique, le 6 septembre 2016 à Paris.
_________________________________________________________________________
[1] P. Moati, La société malade de l’hyperconsommation, Odile Jacob, 2016.
[2] Cf entre autres L’économie circulaire pour lutter contre le dérèglement climatique, 23 juillet 2015 [NDLR].
[3] Observatoire des consommations émergentes, Observatoire société et consommation, 30 septembre 2015 [NDLR].
[4] Le 7 décembre 2016, à l’initiative du sénateur écologiste André Gattolin, une loi interdisant la publicité dans les programmes pour enfants sur les chaînes du service public a été adoptée définitivement, en deuxième lecture, par le Sénat [NDLR].
[5] Cf. Juliet Schor, La Véritable richesse. Pour une économie du temps retrouvé, Éditions Charles Léopold Mayer, 2013. Une recension à retrouver ici [NDLR].