Jeudi 19 mai 17h-18h30 / Session Jeux en ligne
Retrogaming : Vidéographie d’une communauté de consommation
Lionel Sitz
Si le jeu vidéo a longtemps eu l’image d’une activité ludique destinée aux seuls adolescents hommes, il constitue aujourd’hui une activité largement répandue et pratiquée par un nombre croissant d’individus des deux sexes. Selon l’étude annuelle conduite pour le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), 7 français sur 10 jouent à des jeux vidéo et les 35-49 ans constituent la principale population de joueurs (26,2 %), devant les 15-24 ans (18,4 %). En 2013, « pour la première fois, la catégorie de jeux vidéo la plus consommée par les joueurs est celle des jeux pour les 18 ans et plus, devant les jeux pour les 3 ans et plus. Cette même année, le chiffre d’affaire généré par les jeux vidéo s’élève à 397,3 M€ (une hausse de 20,8 % comparée à 2012), contre 171,9 M€ en 2008. Cette hausse est en grande partie porté par les succès de jeux grand public (e.g. Grand Theft Auto V, Assassins Creed IV Black Flag).
A côté des jeux grand public, largement majoritaires, une nouvelle pratique de consommation de jeux vidéo apparaît : le rétrogaming. Il s’agit pour les individus de jouer à des jeux vidéo anciens, souvent dépassés technologiquement, et à en faire ou non la collection. Cette consommation commune entraîne la constitution d’un savoir, d’un langage, d’expériences et de codes communs qui rapprochent les individus et finit par constituer une communauté de consommation partageant une sous-culture de consommation.
Cette vidéographie s’intéresse à la communauté de consommation des retrogamers. Il s’agit de comprendre les motivations et le fonctionnement de leur passion. Plus particulièrement, il s’agit de comprendre les mécanismes de fonctionnement de la communauté, son ethos. Basée sur un travail de terrain auprès de nombreux passionnés du retrogaming, cette vidéographie se centre sur le récit de cinq fans qui explicitent les principales caractéristiques de la culture du retrogaming.
Ce travail permet d’éclairer les mécanismes par lesquels les individus s’engagent de manière progressive dans cette activité de consommation au point d’en devenir passionnés. Loin d’être une révélation, l’engagement dans la passion relève d’un processus d’incorporation des principes de la communauté. C’est ainsi un véritable processus de socialisation communautaire qui explique et permet l’entrée dans la passion. Ainsi que l’ont montré les travaux de sociologie des fans, la passion n’est pas une émotion isolée mais bien un sentiment qui prend corps et se voit justifié par l’appartenance à une communauté particulière.
Si la nostalgie est un élément important de l’attrait pour les jeux vidéo anciens, celle-ci n’est pas suffisante pour rendre compte de toutes les facettes de la passion. Malgré des caractéristiques techniques nettement moins avancées que les technologies actuelles, les fans du retrogaming mettent souvent en avant le caractère immersif des jeux vidéo anciens. En effet, si les caractéristiques visuelle sont nettement moins réalistes que les jeux vidéo contemporains, ces jeux se caractérisent selon eux par une très grande attention portée au récit et à la trame narrative. Cette dernière est souvent contrastée avec les jeux contemporains qui sont souvent décrits comme des « produits de consommation » ; ce qui en creux fait des jeux anciens des produits « d’exception » (i.e. certes marchands mais possédant une aura qui les immuniserait contre la marchandisation).
Les membres de la communauté identifient des lieux de rencontre communautaire (e.g. magasins spécialisés, associations, compétition) qui donnent corps à la communauté. Ces lieux ne sont pas anecdotiques et ont des fonctions très importantes pour le fonctionnement de la communauté. Les compétitions en particulier sont des espaces dans lesquels peut se déployer la dextérité individuelle. Elles constituent des rituels collectifs propres à générer une communitas qui a pour principale conséquences de régénérer et renforcer les liens entre les membres de la communauté.
Cette vidéographie participe de la réflexion des phénomènes passionnels dans la consommation et complète de manière opportune la compréhension que nous avons de l’émergence ou la réémergence de consommation dont la vision classique de l’évolution des marchés ne permet pas de rendre compte (retrogaming, vinyle…).