Rédacteurs invités (par ordre alphabétique) : Linda Aissi Ben Fekih (CY Cergy Paris Université), Hind Benouakrim (FSJES/ Campus Ait Mellou, Université Ibn Zohr), Malcom Ferdinand (Université Paris- Dauphine), Lovasoa Ramboarisata (ESG UQAM), Dimbi Ramonjy (Excelia Group La Rochelle), Sonia Tello Rozas (ESG UQAM)
Comment renouveler les connaissances en responsabilité sociale d’entreprise (RSE), ainsi que les pratiques organisationnelles, afin d’inclure les perspectives, les voix et les expériences des « subalternes »1 et des « en-bas »2 ? Quelles formes et processus d’organisation, de gouvernance et d’interaction des entreprises avec les acteurs sur leur chaîne de valeurs, sont les plus susceptibles de contribuer à la décolonisation la RSE? Pour aborder ces questions, nous faisons appel à des contributions originales qui traitent du trio composé des objets suivants : a) responsabilité sociale d’entreprise (RSE) b) entreprise et développement (E&D) et c) action politique des entreprises (APE). Il s’agit d’évaluer ce que l’on en sait déjà, ce qui est absent de la littérature et ce qui mérite d’être exploré ou approfondi ainsi que de discuter des perspectives (théoriques, conceptuelles, méthodologiques) les plus aptes à fournir une meilleure compréhension de ce trio, de ses différentes facettes et implications en recherche mais aussi en politiques publiques et en gestion et gouvernance des organisations. Malgré le volume de la littérature respective sur la RSE, l’E&D et l’APE, et malgré les liens avérés et perçus en pratique entre la montée du pouvoir politique des entreprises, la diffusion mondiale de la RSE et le discours dominant sur le développement (et les interrogations postcoloniales et décoloniales auquel il est confronté), chacun de ces objets a souvent été abordé indépendamment des autres; et les articulations entre eux, rarement établies ou même tues en recherche.
Les recherches dans le champ de la RSE semblent peu nourries des interrogations sur le sous-développement et sont rarement articulées avec les enjeux postcoloniaux qui en sont pourtant inséparables (par exemple, la pauvreté, les inégalités sociales, la discrimination, le néopatrimonialisme, l’accaparement des terres et des mers, les migrations intercontinentales et intracontinentales, l’écocide, la fracture ethnique, etc.). Ce mutisme, observé plus particulièrement dans la littérature managériale, s’explique par la présomption largement répandue et non questionnée que le lien entre RSE et développement est bénin, voire causal, ainsi que par l’absence de recours aux enseignements des autres champs (par exemple, les études post-coloniales et décoloniales, les études féministes, la géographie économique, la sociologie de l’environnement, l’économie politique, etc.). Encore plus inquiétant (autant du point de vue scientifique que de ceux social, politique et économique), et comme l’ont constaté d’autres auteurs (notamment, Ozkazanc-Pan, 2019; Garapon, 2016; Tonneau et Guéneau, 2016; Jacquemot, 2015; Toko et Souleymanou, 2013; Lallau, 2012; Adanhounme, 2011; Prieto-Carron, 2006; Prieto-Carron et al., 2006; Banerjee, 2000, 2001, 2003), la RSE et ses accointances (notamment, la philanthropie stratégique, le développement durable en entreprise, la stratégie BOP, les certifications, les codes de conduite, etc.) sont généralement présentées comme une forme de régulation efficace et juste, formant une panacée aux violences vécues par les subalternes et les en- bas, comme étant idéologiquement neutres et universelles, et porteuses d’une mission salvatrice et civilisatrice pour les populations des pays en développement et les « indigènes ». Cette posture de la grande majorité des recherches verrouille la RSE et les objets qui lui sont affiliés à l’intérieur d’un paradigme fonctionnaliste et de la triple hypothèse universaliste (le gagnant-gagnant », le consensus et l’éthique « rentable »), limitant la compréhension des préoccupations dans les régions pourtant habitées par plus des trois-quarts de la population mondiale. Les critiques, bien que peu nombreuses, ont repéré avec éloquence les failles du récit (narrative) dominant sur la RSE et l’E&D. Toko et Souleymanou (ibid.) ont mis en garde, par exemple, contre le « mauvais mimétisme » en critiquant la transposition décontextualisée des concepts tels la citoyenneté corporative dans les pays d’Afrique subsaharienne. Banerjee (ibid.) a lancé l’alerte, quant à lui, concernant les limites épistémologiques des connaissances dominantes sur le développement durable. Prieto-Carron et al. (ibid.) ont invité les chercheurs à inclure les perspectives du Sud, soit celles alimentées par les expériences du terrain dans les pays en développement. Blanchet (2010) a démontré que l’utilisation d’une approche critique, et notamment celle postcoloniale, permet de démystifier les promesses d’autonomie et de reconnaissance portées par le commerce équitable. Ozkazanc-Pan (ibid.) a suggéré la mobilisation de la notion de subaltern agency pour mieux comprendre l’implantation de la RSE dans les pays du Sud Global. Son étude a mis en exergue la violence épistémique sur laquelle sont basées les pratiques telles les codes de conduite volontaires, qui font fi des iniquités de genre pourtant bien présentes sur la chaîne globale des valeurs des multinationales et constitutives du capitalisme globalisé. Elle a fait ainsi écho à l’appel formulé plus tôt par Prieto-Carron (ibid.) à prendre conscience des inégalités structurelles caractéristiques de certaines industries et à ne pas dissocier des études de la RSE les différents paradoxes inhérents à cet objet. Bref, lorsque l’on tait ou prend pour acquis les enjeux de développement et les voix des subalternes et lorsqu’on évacue la question de la dynamique de pouvoir entre les entreprises qui diffusent la RSE et en édictent les règles et dispositifs d’implantation et les acteurs sur leur chaîne de valeur, la RSE comme connaissance et comme pratique participe à la légitimation et à la reproduction d’un rapport de domination et d’un récit (narrative) que les concepts mêmes d’éthique, de responsabilité sociale, de développement et de développement durable sont censés contester. Nous adhérons à ces constats et aux appels à renouveler, en conséquence, la recherche. Néanmoins, nous estimons que deux autres éléments devraient être considérés dans les futures recherches sur la RSE et l’E&D. Premièrement, au-delà de la dénonciation des pratiques actuelles, il faut laisser place à l’imagination (ou à la découverte) d’alternatives et d’espaces de réinvention, voire d’émancipation. A l’instar d’Adanhounme (ibid.), nous sommes d’avis que de tels espaces existent. Cela ne pourra pas toutefois se faire sans que la recherche ne soit elle-même inclusive et pertinente. L’inclusion et la pertinence sont d’ailleurs parmi les principales ambitions de cet appel. Nous souhaiterions favoriser l’inclusion d’interrogations, d’approches, de retours d’expérience, de méthodes et de participants qui sont traditionnellement tus ou mis en périphérie (notamment à cause des barrières linguistique et socio-scientifique). La pertinence est à apprécier, quant à elle, à l’aune de la capacité de la recherche à identifier les conditions d’émergence et de renforcement d’une RSE contre-performative ou ce que d’autres (dont Prieto-Carron et al., ibid.) ont appelée « people-case » en opposition au « business-case », à proposer des méthodes d’évaluation d’impacts et des indicateurs qui tiennent compte des expériences, des voix et des connaissances des acteurs locaux et à être utiles pour le renouvellement autant des politiques publiques que des pratiques des collectifs et des organisations. Deuxièmement, nous sommes convaincus que la compréhension du duo RSE-E&D est incomplète sans l’inclusion d’un autre objet incontournable, soit l’APE. Les prochaines lignes élaborent sur ce lien nécessaire.On entend par action politique corporative (APE) toute forme d’action d’une entreprise qui vise à influencer les politiques et processus gouvernementaux (Getz, 1997), et permettent à celle-ci de bénéficier des réseaux de relations et de connexions favorisant l’accès privilégié aux ressources et aux marchés, voire le contrôle du pouvoir politique (Dicko, 2017). Selon les rares auteurs qui s’y sont penchés, les APE menées par les multinationales dans les pays du Sud Global sont particulièrement pernicieuses et nuisibles au développement. Les APE sous forme de contributions politiques sont par exemple utilisées par les entreprises pour obtenir ou maintenir une position stratégique favorable (Ramboarisata, 2019), voire monopolistique, sur différents marchés dont celui des vertus (par exemple, énergies renouvelables, technologies alimentaires, et microfinance, etc.) . Plusieurs externalités négatives en sont générées (dont la concurrence déloyale, la concentration du pouvoir, la prédation interne, le soutien de gouvernants autoritaires) et handicapent les efforts de développement. Comprendre les APE dans les pays hébergeant les différents maillons des chaînes d’approvisionnement et de distribution des entreprises permettra selon nous de démêler l’écheveau des relations pas toujours fluides (voire très vulnérables) entre l’entreprise (et ses pratiques de RSE) et le développement. Les chercheurs ont, par exemple, rarement mis en lien ou traité l’APE de façon concomitante avec d’autres phénomènes ou pratiques, dans des secteurs-clés (agriculture, énergie, mines, finance, santé, technologie, transport), affectant directement le duo RSE- E&D. Ces phénomènes ou pratiques, qui reconfigurent forcément les relations entre les gouvernements des pays en développement et les entreprises multinationales, incluent notamment la géopolitique d’entreprise (Deneault, 2017) 3 , le philanthrocapitalisme (McGoey et al., 2018; Lefèvre et Charbonneau, 2011), l’institutionnalisation du discours sur l’accaparement responsable » (Lallau, 2012), la privatisation de la coopération internationale (Binet, 2014; Fouilleux et Goulet, 2012) et la marchandisation des services publics (Jacquemot, ibid.). Un autre phénomène à noter est le fait que, paradoxalement (ou non!), les entreprises qui s’affichent comme championnes de la RSE sont aussi championnes des APE et bénéficient d’une position commerciale favorable (directement ou via des filiales et d’autres prises de participation) dans des pays à hauts degrés de corruption et peu enviables sur le plan des libertés politiques. Une autre problématique qui appelle à une mise en lien de la RSE avec les APE en recherche est le rôle de promoteur, voire de lieutenant, joué par des gouvernements dans les pays du Sud Global, notamment à travers leur programme de développement économique (entrepreneuriat, compétences, insertion de l’informel dans le formel, etc.), pour que les entreprises et entrepreneurs locaux s’adaptent aux exigences des multinationales donneuses d’ordre et des partenaires financiers et techniques étrangers. Ces programmes semblent taillés sur mesure pour répondre quasi-exclusivement aux demandes des acteurs privés du Nord, au détriment le plus souvent d’autres aspirations locales. C’est le cas, par exemple, pour le secteur agricole. En encourageant les investissements fonciers privés à grande échelle, certains des programmes gouvernementaux mentionnés précédemment « font peu de cas des dynamiques des sociétés paysannes, des alternatives techniques fondées sur l’agroécologie » (Lallau, ibid., p. 34). Aux autres exigences habituelles qui font rhétorique (qualité, professionnalisme, sécurité, etc.) se sont ajoutées celles en RSE qui forment des barrières à l’entrée aux marchés et aux partenaires internationaux tant convoités. Parallèlement à cela, à l’instar d’autres dispositifs de gestion qui l’ont précédée, la RSE est implantée (directement ou indirectement via les fournisseurs, sous-traitants et autres partenaires) par des multinationales dont la supériorité des produits, concepts et méthodes de travail, méthodes de transfert est prise pour acquise quid d’autres enjeux (fiscaux, politiques, humains, territoriaux, etc.). Finalement, on observe avec beaucoup d’interrogations, méritant un éclairage empirique articulant APE et E&D, la montée du pouvoir des organisations privées issues du Nord Global (firmes multinationales, fondations privées, banques, fonds d’investissement, private equity) au sein des partenariats-publics-privés en coopération internationale (Binet, ibid.). Les partenariats avec les entreprises et les fondations privées sont devenus systématiques dans de plus en plus de domaines et sont en même temps présentés comme seule option. S’habillant de vertus (comme la création d’emplois, le développement des compétences, l’entrepreneuriat féminin, la lutte au paludisme et au malaria, la lutte au VIH-SIDA, la suffisance alimentaire, l’inclusion numérique, l’inclusion financière, la RSE), ils concourent ultimement au renforcement de la position économique et politique favorable des firmes du Nord, voire à leur indélogeable position dominante. Dans cette dynamique, plusieurs interrogations sont obscurcies ou ignorées dont celles sur les pratiques monopolistiques et oligopolistiques, l’accaparement des terres, l’atteinte à la conservation et à la biodiversité qui sont toutes indissociables du débat sur le (sous-) développement. Dans ce contexte, Il nous paraît alors dépassé de continuer à dissocier les analyses de la RSE et de l’E&D de celle de l’APE ou de continuer à évacuer du débat sur la RSE et l’E&D les questions de lobby, de financement politique et de connexion politique.
————————————————–
- Le terme « subalterne » désigne les « sans voix », les « sans pouvoirs », les opprimés de la colonisation, de la néo-colonisation et de l’impérialisme. Bien qu’on attribue son introduction initiale en sciences sociales aux écrits d’Antonio Gramsci (Liguori, 2016), le terme a surtout été approprié par les tenants des approches postcoloniales, suite à la publication du chapitre « Can the subaltern speak ? » de la théoricienne indienne Gayatri Chakravorty Spivak dans l’ouvrage Marxism and the Interpretation of Culture, coordonné par Cary Nelson et Lawrence Grossberg (1988), chez University of Illinois Press (p.271-313).
- Le terme « en-bas » fait référence aux « petits », aux « sans importance » et aux « en bas du bas », soit les groupes sociaux subordonnés « dans le fonctionnement des systèmes politiques (D.Easton), ou au sein des appareils de domination (N. Poulantzas), ou dans la production de la société (A. Touraine). » (Bayart et al., 2008). A la place du terme « subalterne », les Africanistes Jean-François Bayart, Achille Mbembe et Comi Toulabor proposent ce terme plus adéquat, selon eux, pour désigner les groupes dominés dans les contextes colonial et post-colonial de l’Afrique Subsaharienne.
- Comme l’élabore Alain Deneault dans son livre De quoi Total est-elle la somme? (2017), quand les activités politiques sont menées à l’échelle mondiale comme l’a historiquement fait le géant pétrolier Total, l’entreprise ne fait pas de la politique, mais de la géopolitique.
————————————
En cohérence avec le principe de recherche inclusive qui anime cet appel, nous sommes ouverts à différents types de contributions (résultats de recherche empirique ; retour d’expérience, proposition théorique, conceptuelle ou méthodologique).
Nous recevrons les contributions qui partagent avec nous l’ambition de décoloniser la RSE et de mieux comprendre :
- La RSE et le (sous)-développement
- La RSE et les actions politiques des organisations
- Les apports des perspectives autres que celles dominantes en études post-coloniales: perspectives issues de l’Afrique Subsaharienne, de l’Amérique Latine, du Maghreb, du Pacifique, de l’Autochtonie canadienne, des Antilles et de l’Océan Indien.
- Les rôle, défis, et perspectives d’innovations des entreprises d’économie sociale et solidaire dans le contexte de privatisation de la coopération internationale et de la marchandisation des services publics.
- Comment décoloniser les référentiels dominants (ODD, ISO26000, Pacte Mondial, GRI, etc.) ?
- Quelles méthodes pour mener une recherche décolonisée dans le champ de la RSE ?
- Quels contenu, attitude, approche, matériel, mode d’évaluation et pédagogie pour un enseignement de la RSE et du management inclusif des perspectives, des expériences et des voix issus des contextes des subalternes et des en-bas ?
Avant de soumettre leur manuscrit, les auteurs et les autrices sont invités à consulter :
- La charte éthique : https://www.cairn.info/charte-ethique.php
- Les consignes aux auteurs : https://www.cairn.info/docs/Consignes-auteurs-ROR.pdf
Date limite de réception des manuscrits : 31 janvier 2021
Les manuscrits doivent être envoyés par mail à Elise Penalva-Icher (membre du Comité du rédaction) à l’adresse suivante : elise.penalva@dauphine.psl.eu
Pour toute question concernant le numéro spécial, veuillez contacter: Lovasoa Ramboarisata (ramboarisata.lovasoa@uqam.ca)