Sociologies Pratiques – Presses de Sciences Po – Appel à contributions Novembre 2018


« Renouveler la critique des outils d’évaluation chiffrés : le détour par l’observation ethnographique »

Coordination : Séverine Chauvel (LIRTES, UPEC) et Jean-Marie Pillon (IRISSO, Paris-Dauphine)


Les outils d’évaluation, réputés objectifs, semblent désormais faire autorité dans l’organisation du travail, comme par exemple l’usage de l’évaluation chiffrée dans le néo-management privé et les politiques publiques (santé, police, éducation, recherche…). La montée en puissance des outils d’évaluation chiffrés suscite aujourd’hui de nombreuses analyses (Desrosières, 2000 ; Bruno et Didier, 2013 ; Bidet et Jany-Catrice, 2017). La composante critique de ces travaux peut apparaître parfois globale et externe au sens où elles font l’économie de l’analyse de l’appropriation de ces outils par les individus. C’est sur ce plan qu’un détour par l’observation des pratiques nous paraît utile dans la mesure où les outils d’évaluation se présentent de plus en plus comme intriqués à l’action quotidienne (logiciels, outils, procédures, etc.) : comment « fonctionne » en actes l’évaluation chiffrée ? Autrement dit, avec quelles limites pratiques est-elle mise en œuvre ? Quel rapport aux outils de mesure les travailleurs entretiennent-ils ? Au-delà de la norme bien ancrée dans les discours et dans les esprits (« l’esprit de calcul »), que nous révèle l’analyse de l’activité des résistances à la quantification ou au contraire de son acceptation, voire de sa récupération pour ceux et celles qui en tirent profit ? Dans quelle mesure les acteurs et actrices acceptent-ils la contrainte exercée par les chiffres, tout en développant des trésors d’ingéniosité pour batailler avec les chiffres dans le cours même de leurs activités pratiques, ce qui revient au final à les détourner voire à les subvertir ?

Ce dossier entend participer aux réflexions récentes sur les transformations du travail en s’intéressant plus particulièrement à la critique des acteurs et actrices saisie selon la méthode de l’observation ethnographique. Ce numéro propose aux contributeurs et contributrices de contourner la critique du principe de ces outils pour faire place à une sociologie empirique de la critique. Il s’agirait donc de réunir des études de l’évaluation observée par le bas. Précisons d’emblée ce que l’on entend par “observation” : il s’agit de l’observation directe des interactions de travail notamment dans le cadre d’un retour réflexif sur des pratiques professionnelles.

            L’intérêt d’une telle démarche nous paraît d’autant plus grand dans l’étude du travail et des professions où les différents dispositifs d’aide à la décision prolifèrent. De ce point de vue, les espaces qui ont fait l’objet de plus d’attention sont peut-être les secteurs où les enjeux sociaux sont les plus lourds comme pour les policiers et policières (Matelly et Mouhanna 2007 ; Moreau de Bellaing, 2015), les journalistes (Lemieux, 2000), les personnels hospitaliers (Juven, 2013), de l’enseignement supérieur (Mignot-Gérard & Sarfati, 2015) ou encore les professionnels en charge des chômeurs et chômeuses (Pillon, 2018). Si les outils d’évaluation chiffrée du travail ne sont pas nouveaux (mesure de la productivité, de la qualification, etc.) ces derniers sont de plus en plus présents dans le cours même de l’action, via des logiciels, des outils, des procédures, etc. Ils ne relèvent plus d’une division tranchée des rôles entre un commanditaire, des évaluateurs et des sujets de l’évaluation (Bardet et Jany-Catrice, 2010). Toutes les strates sont soumises à des évaluations de leurs activités qui doivent être mobilisée dans le cadre du travail. On peut donc nuancer l’idée d’une automatisation du jugement et des décisions par les outils d’évaluation. Le cas des enseignants et des enseignantes en est emblématique : ils participent à la construction des outils qui évaluent leurs élèves, mais ces informations sont également mobilisées par un grand nombre d’acteurs pour de toutes autres raisons que la pédagogie (sélection des élèves, segmentation des publics, palmarès des établissements, etc.). Or, dans le cas des enseignants et enseignantes comme dans celui de l’ensemble des professionnels, on peut se demander dans quelle mesure les usages de ces évaluations chiffrées modifient leur jugement. Il s’agit donc de s’interroger sur la façon dont les critiques des travailleurs et des travailleuses participent à anesthésier les outils, à les détourner ou au contraire à les faire fonctionner en dépassant leurs défauts manifestes. Ce numéro s’inscrit ainsi dans la continuité du dossier « Ficher et mesurer » du numéro 22 de Sociologies pratiques (Mouhanna 2011), à la différence près que nous visons ici des travailleurs et travailleuses qui participent sous diverses formes à l’évaluation dont ils sont l’objet. Dans les cas les plus classiques, ce sont les travailleurs et les travailleuses qui collectent les chiffres au cours de leur travail, mais ils peuvent également participer aux négociations quant aux modalités et aux finalités d’évaluations, ils peuvent aussi personnellement évaluer en donnant une note. Ce numéro propose donc de déplacer le regard des conséquences sur les mondes sociaux qui subissent les outils, déjà largement explorées, vers l’activité de ceux qui les produisent. Les contributions pourront s’inscrire dans l’un des trois axes suivants.

Axe 1 : Les transformations du jugement sous pression du chiffre ?

            Dans ce premier axe, il s’agit de comprendre les influences de ces évaluations chiffrées sur les jugements professionnels (façons d’apprécier, de valoriser et de catégoriser les publics, les tâches et leur ajustement). Le flot des réformes empruntant au répertoire du New public management a participé à cette floraison de chiffres en mettant en avant le critère des résultats plutôt que celui des moyens (Bezès, 2009). Plus discrètes, les pratiques d’évaluation n’en ont-elles pas moins des conséquences majeures ? L’on peut penser – entre autres – aux enseignants et enseignantes (Chauvel, 2014), aux services d’attribution des logements sociaux (Bourgeois, 2018) ou bien encore au transport ferroviaire (Finez, 2014). Le secteur privé peut se trouver lui-aussi sous la pression du chiffre, différents indicateurs non financiers visant à prévoir les résultats (Puyou, 2009) au point parfois de remplacer les évaluations qualitatives des salariés par des notes ou des classements ? Comment les pratiques professionnelles se trouvent-elles entremêlées avec des mesures en temps réel de leur performance, comme les chiffres d’audience de la presse en ligne ou les notes des chauffeurs et chauffeuses de VTC ? Comment les travailleurs et les travailleuses prennent-ils des décisions ou réalisent leurs taches sachant qu’ils sont évalués ? L’évaluation suppose-t-elle un travail en plus ou change-t-elle le travail lui-même ?

Axe 2 : Tensions et conflits au travail autour des outils d’évaluation

            Il s’agit dans cet axe de s’intéresser plus particulièrement aux tensions et conflits entre les acteurs et actrices. Au-delà des enjeux techniques, les jugements sur les outils d’évaluation renvoient à des conceptions de ce qui est juste et injuste. Les controverses ayant émergés dans les EPHAD ces dernières années à propos du minutage des tâches et du traitement des résidents en est un exemple parmi d’autres. Dès lors, comment rendre compte de controverses éthiques à propos des outils d’évaluation ? Comment émergent des discussions autour des usages des résultats des évaluations ? Le travail d’évaluation chiffré porte-il la trace des rapports de forces qui émaillent les collectifs ?

Axe 3 : Le contexte organisationnel de l’évaluation

            Le troisième axe s’intéresse à la façon dont l’évaluation vient doubler, se conjuguer ou disputer l’évaluation élaboréepar les acteurs et actrices. Il s’agit de porter attention aux organisations, aux contraintes situationnelles et aux dispositifs matériels dans lesquels les individus interagissent. La division verticale et horizontale du travail a-t-elle des effets sur ce que les travailleurs et les travailleuses peuvent se permettre se permettre de faire avec le chiffre et ce qu’ils peuvent se permettre de lui faire dire ? Sans opposer de manière caricaturale le travail d’un côté et la critique de l’autre, en faisant comme si les acteurs et actrices travaillaient malgré les chiffres qui les entourent, on peut se demander comment ils et elles composent avec les contraintes de leur poste de travail. Quelles sont les palettes de situations possibles entre les différents ordres d’évaluation ? A quels moments se joue cette confrontation ?

            Ce dossier se donne pour but de multiplier les points de vue sur ce travail de l’évaluation. Il a vocation à accueillir des travaux réalisés dans différentes professions et secteurs ainsi que des retours réflexifs de praticiens afin d’offrir un panorama le plus large possible de ce travail d’évaluation. Un tel dossier s’inscrit par ailleurs dans le plus grand syncrétisme théorique, considérant qu’une pluralité d’écoles de pensée sont en fait à même de dialoguer quant à la question des appuis mobilisées par les acteurs et les actrices pour juger ; des cadres dans lesquels ils et elles le font et des objectifs qu’ils ou elles attribuent à leurs pratiques.

Présentation de la revue

Sociologies pratiques est une revue de sociologie fondée en 1999 par Renaud Sainsaulieu et l’Association des professionnels en sociologie de l’entreprise (APSE). Elle est aujourd’hui éditée par les Presses de Sciences Po. La revue est intégrée dans la liste des revues scientifiques reconnues par le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). Elle est répertoriée sur les bases Francis et Cairn. Sociologies pratiques paraît deux fois par an. Ses numéros thématiques (environ 200 pages) donnent la parole à des chercheurs et à des praticiens afin de témoigner de réalités sociales émergentes et de comprendre les mouvements de notre monde. Le projet éditorial de la revue rend compte d’une sociologie appliquée. En ce sens, il recherche un équilibre entre monde académique et monde professionnel, entre compréhension et action, tout en portant un regard clairement sociologique pour comprendre le changement social. La volonté de croiser témoignages d’acteurs de terrain – qui agissent au cœur des transformations – et réflexions de chercheurs – qui donnent les résultats de leurs enquêtes les plus récentes – fait de Sociologies pratiques un espace éditorial et intellectuel original qui s’adresse à tout lecteur intéressé par la sociologie en pratique. 

Procédure de soumission d’article

La revue Sociologies pratiques s’adresse aux chercheurs académiques et universitaires tout autant qu’aux professionnels, intervenants, consultants qui mobilisent la sociologie pour leurs travaux. Les articles attendus peuvent être de deux natures. D’une part, des analyses réflexives et sociologiques fondées sur des recherches empiriques récentes (analyses de témoignages, études de cas, débats critiques, etc.). D’autre part, des analyses de pratiques professionnelles (témoignages de pratiques et réflexion sur les conditions de l’action, les justifications de l’action et les conséquences sur l’action). Dans l’un comme dans l’autre cas, les articles doivent être analytiques et traiter de l’une ou de plusieurs des questions soulevées dans l’appel. Les articles qui croisent différents axes développés dans l’appel sont les bienvenus. Les intentions d’article (5000 signes espaces compris) sont à adresser avant le 15 janvier 2019 par voie électronique à socioprat40@gmail.com Elles devront contenir une présentation du questionnement sociologique, du terrain, de la méthodologie et des résultats proposés. Après examen, la revue retournera son avis aux auteurs le 15 Février 2019. Les auteurs devront alors proposer une première version complète de leur article (25000 signes espaces compris, bibliographie non comprise) pour le 1er avril 2019. La revue paraîtra en octobre 2019. Toute intention d’article, comme tout article, est soumis à l’avis du Comité de lecture de la revue, composé des deux coordinateurs, des membres du Comité de rédaction et d’un relecteur externe. L’acceptation de l’intention d’article ne présume pas de l’acceptation de l’article.

·  Adresser une intention d’article de 5.000 signes maximum (espaces compris) avant le 15 janvier 2019 par voie électronique à l’adresse suivante : socioprat40@gmail.com

·  La revue retournera son avis aux auteurs le 15 janvier 2019

·  L’acceptation de l’intention d’article ne présume pas de l’acceptation de l’article final qui sera soumis au comité de lecture de la revue.

·  Les articles (entre 15000 signes et maximum 27000 signes, espaces compris) seront à retourner à la revue pour le1er avril 2019 et donneront lieu à échanges avec le comité de lecture.

·  La sortie du numéro est prévue pour avril 2020

·  Plus d’informations sur la revue : www.sociologies-pratiques.com 

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