Moati Ph. (2016), La société malade de l’hyperconsommation

Paris, Editions Odile Jacob

“Il faut passer de l’avoir à l’être” – 5 juin – PointsdeVente.fr
Philippe Moati, économiste et cofondateur de l’ObSoCo

 

Saturation. La société de consommation n’a jamais été aussi abondante et déjà, les signes de l’excès se font sentir. Moins de désir d’achat, des budgets sous contrainte, une offre sans cesse renouvelée mais avec un taux d’échec grandissant. Les Français seraient-ils arrivés à un point de saturation? C’est le postulat de Philippe Moati, économiste et cofondateur de l’ObSoCo, qui vient de publier un essai sur les dérives et les dangers de la surconsommation : “La société malade de l’hyperconsommation” (1) . Entretien avec un défenseur de l’être, plus que de l’avoir. 

 

Pourquoi écrire un livre sur l’hyperconsommation, maintenant ?

Philippe Moati. La société occidentale va très mal. Le fond du problème, c’est la crise de la modernité dont l’une des causes est l’hyperconsommation. Nous sommes allés trop loin dans cette dynamique et on en paie le prix. Notre société exclusivement basée sur la consommation a fait émerger l’antithèse. Les attentats commis par Daesh le 13 novembre dernier sont le point culminant d’un rejet de notre mode de vie, de nos valeurs et de notre façon de consommer. À ce titre, le retour du religieux est frappant. Les musulmans vivent en France depuis des années, pourquoi l’apparition des signes religieux devient si manifeste depuis dix ans? De plus en plus de Français revendiquent leur différence, par le nationalisme, le régionalisme ou le religieux. Mon parti pris est de dire que l’une des causes de cette crise réside dans la place que la consommation a pris dans nos vies. Elle n’a jamais été aussi présente, l’incitation à consommer aussi puissante, notamment grâce aux nouvelles techniques de marketing et ce, au moment où le pouvoir d’achat ne croît plus. 

Qu’est-ce que l’hyperconsom­mation exactement ? À partir de quand consomme-t-on trop ?

Le terme consommation est neutre, désignant l’activité de destruction des biens pour satisfaire un besoin. L’hyperconsommation, en revanche, appelle la démesure. Elle désigne le moment où la consommation devient une valeur suprême. Nous fonctionnons comme des consommateurs car nos pratiques quotidiennes sont calquées sur nos comportements de consommation. On choisit en permanence pour optimiser. Il n’y a qu’à voir la manière dont on se vend sur les réseaux sociaux?! La consommation collaborative est elle aussi très révélatrice de cette orientation. Ces consommations conviviales sont abordées sur le mode marchand. Les valeurs de la consommation déteignent sur l’ensemble de nos comportements et ce n’est pas tenable. Pour des raisons économiques, d’abord : on ne peut pas agiter le hochet de la consommation sans pouvoir d’achat, cela va créer de plus en plus d’inégalités. Parce que le vouloir d’achat augmente plus vite que le pouvoir d’achat, des pans entiers de la société sont exclus de la consommation, ce qui génère des frustrations. 

La consommation sert-elle, illusoirement, à remplir un vide ?

Force est de constater que les valeurs de la consommation progressent à mesure que les autres valeurs reculent. Les autres supports de construction identitaires reculant, on construit son identité sur des valeurs exclusivement matérialistes : on devient consommateur. La consommation et ses appendices (l’industrie culturelle en fait partie) véhiculent des modèles pour vendre. On nous propose un catalogue de manières d’être, dans lequel tout le monde puise. Heureusement, la population qui a accès à un capital culturel parvient à laisser le système marchand à sa place mais pour les autres, c’est compliqué. Les gens qui passent la moitié de leurs loisirs devant la télévision, les jeux vidéo ou chatter sur les réseaux sociaux ne possèdent pas de structure identitaire solides et peuvent chanceler à la moindre difficulté. Pire, on peut facilement les embrigader. Le vide déclenche, chez les individus, une envie de revenir à des valeurs pré-modernes. Sur le plan sociologique, en outre, on voit les limites de la société de consommation sur le vivre ensemble. C’est une société qui manque de cohésion, qui favorise un entre-soi où l’on se regroupe sur des bases affinitaires étroites. Levier, d’ailleurs, sur lequel joue beaucoup le marketing mais qui a pour résultat une société en train de se fragmenter. 

Vous associez la consommation au désir en soulignant que le mal de notre société est lié au manque de désir plutôt qu’à l’excès d’envie. Qu’est-ce que cela signifie ?
On nous fait désirer des objets, on canalise ce désir vers la consommation au détriment de valeurs plus fondamentales. La consommation est un leurre et ne procure pas de plaisir durable. Il y a, certes, des formes de consommation qui peuvent contribuer à l’épanouissement des individus. Tout ce qui est lié au faire en fait partie. Quand on réalise quelque chose qui demande un effort, de la concentration, on atteint la satisfaction. Toutes les activités – l’alpinisme, la musique – qui génèrent un état de grâce et qui amènent à l’élévation de l’être requièrent un dépassement de soi. C’est l’antithèse de la consommation. Le problème, c’est que la plupart des gens sont fainéants et cèdent souvent à la facilité. La culture de l’hyperconsommation repose sur l’immédiateté, la gratification rapide et sans contrainte. Mais elle passe à côté des vrais plaisirs. L’engouement récent des Français pour la cuisine, le bricolage ou le home made, des pratiques qui demandent des compétences, un apprentissage et parfois l’aide d’autrui, sont la preuve que de nombreux consommateurs sont en quête d’une vie sociale plus riche que celle proposée dans les centres commerciaux. On ne gravit pas seul une montagne. 

La sobriété peut-elle être joyeuse ?

Une chose est sûre, on vit toujours mal la consommation sous contrainte, ou alors, on plonge dans la décroissance. Les ménages qui ont des budgets serrés procèdent à des arbitrages : ils définissent des priorités, font des sacrifices, essaient d’épargner. Ces dix dernières années ont vu émerger un nouveau profil de consommateurs malins, à la sensibilité prix plus forte et qui expérimentent d’autres manières de consommer. On n’a jamais eu de période aussi longue de tension sur le pouvoir d’achat. Cela a conduit certaines personnes à adopter un comportement plus réflexif. S’il y a une vertu à cette crise, c’est bien celle de nous avoir distanciés d’habitudes de consommation qui nous menaient dans le mur, individuellement et collectivement. Dans ce sens, une enquête menée par l’ObSoCo dressant l’inventaire des utopies disponibles s’est révélée éclairante. Les sondés devaient indiquer laquelle parmi trois utopies – en l’occurrence la décroissance, le collaboratif et le transhumanisme – avait leur préférence. À ma grande surprise, 52% des sondés ont choisi la décroissance. Ce qui ne veut pas dire qu’ils veulent réduire leur consommation mais qu’ils aspirent à ralentir, à être plus au contact de leurs proches, à déconnecter. Signe que les failles d’une société de l’hyperconsommation deviennent de plus en plus visibles.

Si les consommateurs sont prêts à ralentir, qu’en est-il des marchands ?

C’est toute la difficulté. Il faudrait mettre tout le système sur d’autres rails. La contrainte environnementale va toutefois rendre ce changement nécessaire et imposer des modèles de développement inédits. Jouer sur la qualité là où on ne fait que du jetable est une piste, quoique compliquée à mettre en oeuvre. Il y a une véritable attente des consommateurs qui en veulent pour leur argent tout en affichant une conscience environnementale. En alliant le bénéfice pour soi au bénéfice collectif, on maximise les chances de séduire. L’autre voie est celle de la durabilité, dans un business model qui dématérialiserait la consommation en vendant des usages plutôt que des biens. Le boom du collaboratif a montré que les Français étaient ouverts aux alternatives. Et même si les entreprises tâtonnent encore sur le modèle, elles ont conscience de son intérêt. La réussite d’Autolib et son influence sur les offres classiques – aujourd’hui, toutes les marques communiquent sur les garanties d’entretien et les services associés à l’achat d’une voiture – marque cette évolution. La troisième option est, encore une fois, celle du faire. Les directeurs marketing ont compris que l’on croulait sous l’offre de biens et qu’il fallait faire la promesse de vivre des choses plutôt que de les posséder. Voilà pourquoi dans les centres commerciaux, on parle beaucoup d’expérience. De plus en plus, les acteurs de la distribution réfléchissent à l’expérience de consommation, après l’achat du produit. Passer de l’avoir à l’être passe par le faire, c’est une question de réorientation. 

La société peut-elle guérir de ses excès ?

Les forces de déliaison sont très puissantes. Mais si l’on reste des hyper consommateurs, on se fera écraser par des civilisations qui auront beaucoup plus de hargne. C’est la roue de la distribution, où les barbares viennent challenger les bourgeois qui n’ont plus l’énergie de se battre. Pour rebondir, il est urgent de donner à notre société un objectif enviable, d’esquisser un projet social et un modèle économique cohérents. Par exemple, en intégrant les nouveaux modes de consommation dans une réflexion politique et sociale plus globale avec, pour objectif, de refonder la modernité, on peut espérer participer au bien-être des individus et de la population dans son ensemble.

L’état a-t-il un rôle à jouer, là-dedans ?

C’est une question délicate. 85% des Français sont d’accord avec l’idée que la France a besoin d’un chef pour mettre de l’ordre. Au fond, nous vivons dans le regret d’un Charles de Gaulle… Ce constat est à double tranchant car potentiellement dangereux. Il signifie que l’on garde la vision d’un état puissant. Mais encore faut-il trouver la bonne dialectique, pour ne pas tomber dans l’autoritarisme. L’état doit avoir une vision du point d’arrivée et laisser les choses se faire par le bas. C’est en agissant dans une forme d’horizontalité, sans lourdeur institutionnelle et en rendant les changements possibles que le monde va évoluer. Les politiques mais également les intellectuels, ont la responsabilité de cet avenir à construire. C’est à eux de nous apporter une vision du monde qui mobilise le collectif et de définir un point d’horizon désirable, dans une société de l’hyper consommation qui tend à discréditer la pensée. Les intellectuels, aussi, doivent cesser de se prendre pour des produits pour redonner à la population, une nouvelle inspiration.

1. La société malade de l’hyperconsommation, Philippe Moati, mai 2016, éditions Odile Jacob, 255 pages.

Par Cécile Buffard