Blanchet V. (2017), « We make markets »

Des fripes à la mode de quand ? La catégorisation du marché de la mode éthique

par Vivien Blanchet
Professeur Associé à l’ISG International Business School Paris
vivien.blanchet@isg.fr

Résumé d’après : Blanchet V. (2017), «We make markets». Le rôle du salon Ethical Fashion Show dans la catégorisation de la mode éthique. Recherche et Applications en Marketing, 32 (2), 26-45.

Autrefois limitée à une poignée de consommateurs militants, la mode éthique est aujourd’hui l’un des segments les plus dynamiques de la mode. Ainsi, alors qu’elle fut longtemps stigmatisée et amalgamée aux ponchos péruviens bariolés, aux sacs en toile de jute et aux écharpes en poil de lama, la mode éthique défile à présent sur les podiums des grandes capitales, est promue par des stylistes comme Stella McCartney et portée par des égéries comme Emma Watson. Comment s’est opéré ce changement ?

Dans un article de recherche publié dans la revue Recherche et Applications en Marketing, je suggère que ce changement découle de la création d’une nouvelle catégorie de marché. Celle-ci regroupe des objets, des marques ou des consommateurs qui partagent les mêmes attributs et, dans le même temps, les dissocie des membres des catégories rivales. Des recherches en sociologie et en psychologie, en marketing et en management ont montré l’importance de telles catégories dans le fonctionnement des marchés. D’un côté, elles permettent aux consommateurs de traiter les informations, de définir leurs attentes et d’évaluer les produits. De l’autre, les catégories aident les entreprises à identifier leurs concurrents et, partant, à déployer leur stratégie.

Ces catégories n’émergent pas de nulle part, mais sont construites par les participants au marché. Parmi eux, les salons jouent les premiers rôles. Dès lors, afin d’étudier la création de la catégorie mode éthique, je me suis concentré sur les pratiques du salon Ethical Fashion Show (EFS). Ce salon spécialisé, l’un des premiers et des plus importants en Europe, a connu dix éditions entre 2004 et 2012. Ouvert trois jours aux professionnels et un jour aux particuliers, il accueillit jusqu’à 150 exposants et plus de 2000 visiteurs. Un showroom, des défilés, des expositions, des conférences et des ateliers y mettaient en valeur une mode à la fois éthique et esthétique.

L’analyse d’observation, d’entretiens et d’articles de presse a permis de modéliser un processus de catégorisation en trois étapes : la critique du système catégoriel existant induit l’assemblage d’une nouvelle catégorie qui se diffuse au sein du marché.

LA MODE MISE À NU : UNE CRITIQUE DES CATÉGORIES EXISTANTES 

La mode éthique puise sa source dans une critique de la mode conventionnelle. Ainsi, dès sa création, l’EFS a alerté les marques, les consommateurs et les pouvoirs publics des dérives de la mode grâce à la projection de documentaires, à l’organisation de conférences ou au témoignage de stylistes africains, sud-américains et asiatiques. Les critiques dénonçaient les conditions de travail dans les filières textiles et la marginalisation des producteurs du Sud, la pollution, le gaspillage des ressources et la destruction des écosystèmes, la disparition des savoir-faire traditionnels et l’uniformisation de la mode. Si ces critiques visaient généralement la mode en général, elles pouvaient aussi être dirigées vers quelques marques connues comme Zara, Nike ou H&M.

Les critiques portées par l’EFS, dès lors, s’enracinaient dans trois traditions. La première était celle du commerce équitable, dont la charte du salon reprenait plusieurs principes : une rémunération juste, le respect des conditions de travail, des relations de long terme, le développement des communautés locales. La deuxième tradition renvoyait au développement durable et, plus précisément, à son volet environnemental. L’EFS et ses participants défendaient, par exemple, des modes de production plus respectueux de l’environnement, qui limitent l’emploi de ressources et favorisent l’utilisation de matières recyclées, naturelles ou biologiques. Enfin, une troisième tradition était liée à la mode pour le développement. Soutenue par les Nations Unies et l’UNESCO, celle-ci cherche à respecter la diversité culturelle, à valoriser les savoir-faire traditionnel et à préserver les emplois locaux. 

UNE MAILLE À L’ENDROIT, UNE MAILLE À L’ENVERS : L’ASSEMBLAGE DE LA CATÉGORIE 

Les critiques de l’EFS ont conduit à envisager la création d’une nouvelle catégorie censée répondre aux dérives de la mode conventionnelle. Afin de la construire, le salon et ses participants se sont efforcés de rassembler des marques et des consommateurs derrière des éléments communs. Leur première tâche, dès lors, a consisté à nommer la catégorie. Trois contraintes ont présidé au choix du terme mode éthique plutôt qu’à celui de mode équitable, responsable, ou durable : le nom devait i) rendre compte à la fois des principes de la mode et des engagements sociaux, environnementaux et culturels du salon, ii) marquer l’exigence du projet tout en demeurant ouvert à la variété des initiatives de mode alternative et iii) être peu connoté afin de pouvoir porter un discours original.

En plus d’un nom, l’EFS a doté la catégorie d’une définition En 2004, il publia le Manifeste de la mode éthique. Co-écrit avec une vingtaine d’exposants, le texte dressait un constat des dérives de la mode et édictait, en contrepoint, les principes de la mode éthique respectueuse de l’homme, de l’environnement et des savoir-faire traditionnels.

La définition de la catégorie a alors servi de fondement à un travail sur les frontières. En l’espèce, le manifeste a été traduit en un questionnaire éthique : les marques souhaitant participer au salon devaient répondre à 33 questions portant sur leurs engagements éthiques et leur démarche créative. Les réponses étaient ensuite analysées par un comité d’éthique, qui excluait les marques ne respectant pas les principes de la catégorie.

Tracer ainsi les frontières de la catégorie a permis d’en identifier les membres légitimes. Ceux-ci se sont exposés dans les allées et les défilés du salon, sur son site Internet et dans son catalogue. Certains exposants ont été récompensés par des prix décernés par le salon et ses partenaires et, partant, désignés comme les membres exemplaires de la catégorie. 

Toutefois, une catégorie n’existe qu’à condition d’être reconnue par les acteurs du marché. Aussi l’EFS devait-il rendre la mode éthique désirable pour que les marques, les distributeurs et les consommateurs s’en emparent.

Le salon s’est donc efforcé de légitimer la mode éthique. D’un côté, l’EFS a cherché à intéresser les marques et les distributeurs en proclamant l’avènement du consom’acteur, cet être hybride, à la fois citoyen et consommateur, et qui utilise son portefeuille comme un bulletin de vote. Ainsi, l’EFS entendait prouver, études de marché et statistiques à l’appui, le potentiel commercial de la mode éthique. De l’autre, l’EFS s’est efforcé d’intéresser les consommateurs en agissant sur trois leviers. Le salon les a informés des offres de mode éthique en répertoriant les marques et en indiquant les points de vente. Il a cherché à briser l’image négative de la mode éthique en s’appropriant les codes de la mode. Le salon, par exemple, a organisé des défilés, s’est associé à des personnalités de la mode ou du spectacle et investit des lieux prestigieux comme le Carrousel du Louvre ou l’Espace Pierre Cardin. Enfin, l’EFS a tenté d’influencer la perception des prix des articles de mode éthique en les comparant non pas à ces des marques de fast fashion, mais aux prix des marques internationales comme Nike, Puma ou Zadig & Voltaire.

L’EFS EN PORTE-PAROLE : LA DIFFUSION DE LA CATEGORIE

Tout au long de son travail de catégorisation, l’EFS s’est fait le porte-parole d’une multitude d’acteurs. Il s’est exprimé au nom des producteurs, des consommateurs, des marques et même de la nature en relayant leurs discours dans la presse, dans sa documentation ou dans ses vidéos. De la sorte, le salon a contribué à définir tout à la fois l’identité, les intérêts et les attentes des acteurs impliqués. Ainsi, en définitive, le salon a élaboré un dispositif de représentation politique qui, selon un processus inductif, transforme une masse d’acteurs épars en une unité cohérente douée d’une intention stratégique.  

L’EFS est un porte-parole dont la voix emporte l’adhésion. Son rôle et ses actions ont rarement été remis en cause, de sorte que la majorité des acteurs se sont approprié ses discours. La plupart des articles de presse, par exemple, témoignent de l’évolution de la mode éthique vers des produits de meilleure qualité et plus tendances. Plus généralement, les marques, la presse et les consommateurs se sont progressivement approprié l’étiquette mode éthique et sa définition. L’une et l’autre se sont alors mises à circuler dans des rapports ministériels, les blogs d’influenceuses de mode et la communication des marques. Et la catégorie a ainsi gagné en force à mesure qu’elle s’est répandue au-delà des frontières du salon.

CONCLUSION

L’EFS a été l’un des principaux acteurs de l’émergence de la catégorie mode éthique. Il a contribué à transformer une multitude d’acteurs dispersés et hétérogènes en une unité cohérente grâce à une critique de la mode conventionnelle,  à un étiquetage, une définition et un tracé des frontières d’une catégorie alternative et à la diffusion de cette catégorie. Ce processus en trois temps pourrait permettre de rendre compte de la formation de catégories dans des marchés aussi variés que ceux de l’art, de la musique ou des produits alimentaires.

Pour le citer : Blanchet V. (2017), « We make markets ». Le rôle du salon Ethical Fashion Show dans la catégorisation de la mode éthique. Recherche et Applications en Marketing, 32(2): 26-45.

Résumé

Les catégories participent à la construction des marchés en définissant les producteurs, les consommateurs et les produits substituables. Jusqu’à présent, la littérature sur le sujet s’est concentrée sur les effets des catégories au détriment de leur émergence. Cette recherche comble cette limite en étudiant le rôle du salon Ethical Fashion Show dans la formation de la catégorie mode éthique. Sur la base d’une analyse qualitative d’entretiens, de données secondaires, d’observations et d’objets, elle analyse les pratiques visant à formaliser le projet critique de la mode éthique, à définir ses principes et à diffuser la catégorie. L’article offre quatre contributions. Il révèle le rôle de la critique dans l’émergence des catégories. Il montre que leur contenu est façonné par des pratiques de purification et d’hybridation. Il éclaire le rôle des porte-paroles dans la diffusion des catégories. Enfin, en s’inspirant de la théorie de l’acteur-réseau, il théorise la catégorisation comme un processus de traduction.

 

Abstract

Categories participate in the construction of markets by defining their producers, consumers and substitutable goods. Until now, research on categories has mainly focused on their effects, overlooking questions relating to their emergence. This article fills this gap by studying the role of a trade fair, the Ethical Fashion Show, in shaping ethical fashion. Based on a qualitative analysis of interviews, secondary data, observations and physical objects, it studies the practices aimed at elaborating the critical project of ethical fashion, defining its principles and diffusing the category. Four contributions stem from this research. First, it reveals the role of critiques in the emergence of categories. Second, it shows that their content is shaped by practices of purification and hybridisation. Third, it highlights the role of spokespersons in the representation of categories. Fourth, drawing on actor–network theory, it theorises market categorisation as a process of translation.