Vous pouvez (ré)écouter ici la conférence d’ouverture de Michel Lussault
L’épidémie de Covid-19 a créé une rupture dans nos routines de consommation notamment sur le plan spatial et territorial. En limitant les possibilités pour un individu de sortir de son domicile, l’épisode de confinement a transformé rapidement et en profondeur la consommation de l’espace et les espaces de consommation. L’espace domestique s’en trouve réinvesti, réapproprié. L’hybridation des espaces et des fonctions qui s’y déroulent ordinairement, s’accélère : les balcons se muent temporairement en salle de fitness ou de concert, les salles à manger en salles de classe, les chambres en bureaux … Dans le même temps, la réglementation de l’accès à un espace extérieur au domicile rappelle, entre autre, que l’espace marchand est un espace de sociabilité important (Chabault, 2020) et donne lieu à différentes formes de braconnages (de Certeau, 1990). Le confinement conduit également à consommer une multitude d’espaces socio-numériques (réseaux sociaux, plateformes de vidéoconférences, sexualité en ligne, jeux vidéo …), l’accès et l’utilisation de ces différents espaces étant traversés par les différents rapports sociaux (de classe, de genre …). L’hybridation des réseaux physiques et numériques, tant dans le rapport à une offre commerciale renouvelée qu’à des pratiques de chalandises recentrées, questionne l’état de la consommation depuis la pandémie.
Malgré son importance la dimension spatiale de la consommation n’a que peu été saisie par les sciences de gestion, alors qu’elle se développe dans les champs de la sociologie et de la géographie (Lemarchand, 2011). S’intéresser à l’espace ouvre pourtant bien des possibles notamment pour les sciences de gestion et le marketing : la spatialité, si elle n’est que rarement traitée directement, est souvent un arrière-plan important des théorisations (Castilhos et al., 2017).
En effet, loin d’être un simple contenant « neutre », l’espace est consubstantiel à l’action sociale : il est avant tout produit par les rapports sociaux et économiques (Lefebvre, 1974), il « agit » aux côtés des acteurs humains (Lussault, 2007) et comprend un ensemble de dimensions qui en font un objet polymorphe (Jessop et al., 2008). Il se décline en différents types de lieux – les hétérotopies (Foucault, 2001 ; Chatzidakis et al. 2012 ; Roux, 2014 ; Roux et al, 2017) – ou de non-lieux (Augé, 1992), qui questionnent les découpages et usages conventionnels qui en sont faits. Hors de son abstraction comme projet ou comme représentation (Lefebvre, 1974), il est également matérialité vécue, appropriée, notamment sous la forme du territoire (Di Méo, 1998 ; Goffman, 1973 ; Korosec-Serfaty, 1988 ; Bradford et Sherry, 2015).
Après les différents « tournants » des sciences de gestion, qu’ils aient été « pratiques » (Whittington, 2011), « matériels » (D’Adderio, 2011) ou « historiques » (Suddaby, 2016), un « tournant spatial » semble être une voie de recherche intéressante pour enrichir encore la compréhension que nous avons des phénomènes de consommation.
Ainsi, à la suite de la journée « Consommation et Histoire », cette nouvelle journée « Consommation et Espace » vise à proposer des clés de lecture spatiale des phénomènes de consommation. Elle accueille des contributions empiriques abordant des thèmes dont la liste suivante ne présente qu’un éventail non-exhaustif :
- La production et la consommation des espaces intimes: les pratiques quotidiennes des individus les conduisent à s’approprier, à produire leur « espace intime », leur nid (Bachelard, 1957), leur chez-soi (Dion et al., 2014) ou même leur propre corps comme lieu de vie (Didier-fèvre, 2014 ; Roux et Belk, 2019). Utopie ou production identitaire, cet espace intime peut même devenir l’objet de guerres de territoires, que cette période de confinement peut facilement mettre en lumière. Les phénomènes d’extimité (Tisseron, 2011) mettent également en évidence que les espaces virtuels sont tout aussi tangibles que les espaces physiques, et que leur enchevêtrement mérite une attention plus poussée (Rokka et Canniford, 2016). L’espace intime devient plus que jamais un espace de consommation grâce à la connexion internet et aux services de livraison à domicile. La fixité de chalandise, amplifiée par le confinement, va-t-elle se substituer peu à peu à la mobilité des consommateur·rice·s ?
- La production et la consommation des espaces intimes: les pratiques quotidiennes des individus les conduisent à s’approprier, à produire leur « espace intime », leur nid (Bachelard, 1957), leur chez-soi (Dion et al., 2014) ou même leur propre corps comme lieu de vie (Didier-fèvre, 2014 ; Roux et Belk, 2019). Utopie ou production identitaire, cet espace intime peut même devenir l’objet de guerres de territoires, que cette période de confinement peut facilement mettre en lumière. Les phénomènes d’extimité (Tisseron, 2011) mettent également en évidence que les espaces virtuels sont tout aussi tangibles que les espaces physiques, et que leur enchevêtrement mérite une attention plus poussée (Rokka et Canniford, 2016). L’espace intime devient plus que jamais un espace de consommation grâce à la connexion internet et aux services de livraison à domicile. La fixité de chalandise, amplifiée par le confinement, va-t-elle se substituer peu à peu à la mobilité des consommateur·rice·s ?
- L’empreinte culturelle et socio-matérielle des espaces de consommation : la combinaison d’approches spatiales et historiques peut permettre, par l’analyse des composantes matérielles des espaces (physiques ou virtuels), de comprendre la morphologie des pratiques de consommation (Karababa et Ger, 2011) ou des pratiques marketing (Busca et Bertrandias, 2020). Des études comparatives de pratiques de consommation dans des espaces multiples (physiques et/ou virtuels) laissent entrevoir de vastes perspectives de recherche. De la même façon, les pratiques de consommation sont souvent articulées avec des lieux et des cadres socio-matériels spécifiques. Par exemple, la consommation culturelle dans le foyer a été étudiée (Pasquier, 2006), mais qu’en est-il de la consommation sur le lieu de travail (Belk et Tian, 2005) ? Dans les tiers lieux (Oldenburg, 1989) ? Dans les non-lieux (Augé, 1992) ?
- La consommation (au sein) des Smart Cities: ces villes intelligentes, avec leur objectif d’être en même temps plus technologiques et plus appropriables par leurs citoyens (Kitchin, 2015), restent pour l’instant majoritairement étudiées par le prisme des décisions (politiques et managériales) visant à leur mise en œuvre, à l’adaptation de la ville au commerce et aux consommateur·rice·s connectés (Gasnier, 2019) . La façon dont les individus font sens de cette transformation des « lieux », espaces ponctuels symboliques en relation avec d’autres lieux (Roche, 2016), reste encore à découvrir. L’utilisation de nombreux algorithmes rend adaptative la matérialité des Smart Cities, modifiant probablement les rapports sociaux qui se nouent entre les individus et l’espace.
- L’espace et les rapports sociaux : les espaces structurent et sont structurés par les rapports sociaux (Pereira, 2019 ; Lussault, 2009) comme a notamment participé à le rappeler l’épisode des gilets jaunes en France. Dès lors, on peut s’interroger sur la façon dont les espaces de consommation et la consommation de l’espace sont traversés par des luttes entre des groupes sociaux (Crockett et Wallendorf, 2004). On peut ainsi notamment s’interroger sur la façon dont la matérialité de l’espace public habilite et contraint sa consommation par différents publics (personnes âgées, SDF, personnes déficientes…) (Moulaert et Wanka, 2019 ; Imrie, 2000). On pourra aussi questionner les effets spatio-économiques de certaines activités touristiques, tels que les phénomènes de gentrification qui accompagnent le développement des plateformes de location de logements pair-à-pair (Mermet, 2011).
Organisée sous l’égide du réseau Alcor-GIT afm (Alternative Consumption Research), cette journée se veut un temps d’échanges entre géographes et marketers, mais aussi anthropologues, sociologues ou historiens et plus largement tout·e chercheur·euse intéressé·e par des perspectives spatiales sur la consommation. Selon leur positionnement, les propositions de communication pourront être soumises, à l’issue de cette journée, aux revues Carnets de la Consommation, Décisions Marketing, et Recherche et Applications en Marketing.
Soumission des propositions de communication
Les propositions de communication doivent être envoyées pour le 19 Juin 2020 au plus tard à laurent.busca@umontpellier.fr, jean-philippe.nau@univ-lorraine.fr, dominique.roux@univ-reims.fr et sous la forme d’un document word (.doc, .docx) comprenant :
- Une page de garde (nom, prénom, adresse courriel et adresse postale, institution de rattachement, de chaque auteur·rice ; le nom de l’auteur·rice « contact », le titre de la proposition de communication, un résumé de 200 mots en français et en anglais) ;
- La proposition de 5 pages maximum, hors bibliographie
Calendrier
- Envoi des propositions : 19 Juin 2020
- Sélection et réponses aux auteur·rice·s : 13 Juillet 2020
Organisation de la journée et inscriptions
La Journée Espace et Consommation aura lieu le 18 novembre à l’Université de Caen et sera suivie des Journées Normandes de Recherche sur la Consommation.
Comité scientifique
- Nathalie Blanc, Laboratoire LADYSS (CNRS), Université de Paris
- François Bost, Laboratoire Habiter, Université de Reims Champagne-Ardenne
- Céline Burger, Laboratoire Habiter, Université de Reims Champagne-Ardenne
- Marine Cambefort, Laboratoire HuManiS, Université de Strasbourg
- Yann Calbérac, Laboratoire CRIMEL, Université de Reims Champagne-Ardenne et Institut Universitaire de France
- Véronique Cova, Laboratoire CERGAM, Université Aix-Marseille
- Alain Decrop, Namur Digital Institute (NADI) et Centre de Recherche sur la Consommation et les Loisirs (CeRCLe), Université de Namur
- Alain Debenedetti, Laboratoire IRG, Université Gustave Eiffel
- Samuel Deprez, Laboratoire IDEES (CNRS), Université de Normandie
- Arnaud Gasnier, Laboratoire ESO, Université du Mans
- Nathalie Lemarchand, Laboratoire LADYSS, Université Paris 8
- Sandra Mallet, Laboratoire Habiter, Université de Reims Champagne-Ardenne
- Thomas Stenger, Laboratoire CEREGE, Université de Poitiers.
- Géraldine Thevenot, Laboratoire CEREFIGE, Université de Lorraine
- Luca Visconti, Università della Svizzera Italiana & ESCP Europe
Comité d’organisation
- Laurent Busca, Laboratoire MRM, Université de Montpellier
- Jean-Philippe Nau, Laboratoire CEREFIGE, Université de Lorraine
- Dominique Roux, Laboratoire REGARDS, Université de Reims Champagne-Ardenne
Références bibliographiques
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